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CUBISME

 

 

 

 

 

 

 

cubisme
(de cube)

Cet article fait partie du dossier consacré au style.
Courant artistique qui apparaît en France vers 1906-1907 et se développe dans les années 1910.
Qu'est-ce que le cubisme ?
La radicalité des propositions du cubisme, les recherches fondamentales qu'il engagea, les applications qui en découlèrent dans des domaines aussi variés que la musique, l'architecture ou l'esthétique industrielle ont fait de ce mouvement l'apport artistique le plus important du début du xxe s. : le paysage culturel occidental s'est enrichi grâce à lui d'une nouvelle manière de voir.
Avec le cubisme, l'art cesse de se considérer comme un interprète au service de la nature extérieure visible ou de la nature intérieure exprimable ; il ne prend plus position que par rapport à lui-même, cherche en lui-même et dans ses moyens propres son unique raison d'être.


Révolution plastique sans précédent, le cubisme doit sa vitalité et son influence sur toute l'avant-garde dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale aux tempéraments artistiques exceptionnels de ses inventeurs : Picasso et Braque, que suivent de peu Juan Gris, Léger et Delaunay.
Influences majeures
Trois événements préparent l’apparition du cubisme : l’exposition des toiles de Seurat au Salon des indépendants de 1905, la rétrospective Cézanne de 1907 et la découverte de la sculpture nègre.

Seurat
Au travers de son œuvre, Seurat avait tenté de formuler avec une certaine rigueur des lois mentales difficiles à dégager et qui trouvaient leur application dans la structure du tableau ; il soumettait à la méthode scientifique non seulement la poursuite de la vérité, premier dogme de l'art, mais encore celle de la beauté, son but, interprété comme harmonie. En croyant étendre les garanties de la science au domaine de l'esthétique, il avait posé la première pierre de l'édifice que le xxe s. dédiera à la plastique indépendante et abstraite sur les ruines du dogme « vériste », perspective au bout de laquelle se dessine le cubisme.

Cézanne
Cézanne, concurremment avec Seurat, assure le passage de l'impressionnisme aux mouvements qui réagissent contre lui, équilibrant la sensation par la réflexion, passant du sensoriel au mental. Les théoriciens du cubisme, Gleizes et Metzinger, remarquent : « Il prophétise que l'étude des volumes primordiaux ouvrira des horizons inouïs », et concluent : « Qui comprend Cézanne pressent le cubisme. »
Une marche fatale conduit ainsi de l'impressionnisme à Cézanne et de Cézanne au cubisme. L'exemple de Cézanne, qui réédifie la nature sur des structures primordiales et des plans colorés, exerce une influence déterminante. À la lumière de son œuvre, de nouveaux questionnements s’élaborent. Pourquoi garder le respect des apparences qui, sous nos yeux, font la nature ? Pourquoi ne pas partir seulement de celle-ci pour s'enfoncer librement dans l'invention des formes qu'elle suggère ? Pourquoi ne pas la décomposer par cette analyse et ne pas assembler les éléments qu'elle propose selon des lois qui ne seront plus désormais les siennes, mais celles de l'arrangement du tableau : le cubisme est né.
Avec lui, l'art se détourne des zones affectives et instinctives, et revient à l'exercice tout contraire de ces facultés intellectuelles d'organisation et de construction qui se sont manifestées dans le langage plastique à maintes époques, de l'Égypte au néoclassicisme en passant par la Grèce et l'Italie de la Renaissance.


La prééminence de la forme dans l'art, mise en lumière par l'exposition rétrospective de Cézanne en 1907 et la publication de ses lettres à Émile Bernard (« traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône »), se trouve confirmée et accentuée par la découverte de la sculpture nègre.

La sculpture nègre
Le retentissement de cet apport nouveau est d'abord perceptible chez les fauves. Derain, Matisse achètent des masques et des sculptures qui les inciteront à une stylisation archaïsante, mais ce sont les futurs cubistes qui comprennent le mieux l'intérêt de cette plastique où tout est ramené à des plans fondamentaux joints à arêtes vives. Picasso, déjà célèbre par ses œuvres des périodes « bleue » et « rose », déjà intéressé par un art primitif, celui des sculptures ibériques, comprend aussitôt tout le parti que l'on peut tirer de cette esthétique nouvelle et l'exprime dans un tableau fondamental, les Demoiselles d'Avignon (1907), où l'on peut suivre de la partie gauche à la partie droite le passage de la frontalité ibérique au style abrupt et agressif de l'art nègre, et remarquer l'analyse des formes, qui deviendra un procédé caractéristique du cubisme.

Naissance du mouvement
À la fin de 1907, par l'intermédiaire d'Apollinaire et de Daniel Henry Kahnweiler, qui vient d'ouvrir rue Vignon sa galerie, futur temple du cubisme, Picasso entre en relation avec Braque qui, l'année précédente, a travaillé à l'Estaque, site cézannien entre tous.
À partir de 1908, les deux hommes se voient quotidiennement ; leurs discussions, leurs études, leurs confrontations, leur idée (déjà avancée par Cézanne) de ramener la forme aux plans constitutifs de sa surface recevant diversement la lumière vont trouver leur solution dans la décomposition prismatique du paysage traditionnel qu'esquissent Braque à La Roche-Guyon et Picasso à Horta de Ebro. Celui-ci parvient, tout en restant fidèle au plan, à y rappeler les éléments du volume par la juxtaposition des facettes à quoi l'analyse peut ramener le relief. Dans son premier enseignement, la méthode cubiste exige que l'esprit procède d'abord par une décomposition du donné en le ramenant à ses éléments fondamentaux et irréductibles.

Le cubisme analytique
Ce cubisme analytique est celui de la première phase cubiste.
Caractéristiques
Entraînés par leur logique, les artistes allègent encore la part de la réalité en se vouant à la nature morte, où les volumes, souvent réguliers, se prêtent à la grammaire des formes. Celles-ci sont tirées de la nature, mais d'une nature réduite au rôle de point de départ, d'où il est licite de s'éloigner autant qu'on le désire. La rupture de toute attache avec la couleur constituera une étape nouvelle, inaugurera une véritable ascèse requise par ce culte exclusif de la forme. Un chromatisme sourd de beiges, de gris bleutés et de bruns marque ces œuvres, où reviennent en leitmotive guitares, pipes et bouteilles dessinées à l'équerre et au compas. Face au fauvisme, instrument d'expression, le cubisme est aussi un instrument de délectation ; il joue librement de son vocabulaire de lignes, de formes et de couleurs pour en tirer les ressources les plus neuves et les plus autonomes. Le monde visible, ce que le public appelle la réalité, cesse d'être intangible ; l'artiste le disloque, le concasse et, de ces débris épars, il recompose, selon des lois qui ne sont plus celles de la vraisemblance, le tableau, objet gratuit et neuf.
Regard scientifique
Comme la science moderne, l’artiste remplace la véracité des apparences par des rapports d'harmonie presque mathématiques : « Il n'est pas nécessaire, écrit Gleizes, que la peinture évoque le souvenir d'un pot à eau, d'une guitare ou d'un verre, mais une série de rapports harmonieux dans un organisme particulier au moyen même du tableau. »
À partir du cubisme, l'œuvre d'art n'est plus livrée sans fin à des impulsions, elle est prise en main par un dogmatisme qui veut trouver en elle son application et même sa démonstration. Il est aisé de reconnaître dans cette démarche la marque de l'époque. Elle se rattache au nouvel esprit que le développement des sciences avait imposé depuis près d'un siècle : on révère, on admire, on imite, fût-ce par un mimétisme inconscient, l'esprit scientifique ; le lyrique compagnon des cubistes, Apollinaire, s'y réfère souvent : « L'art doit étudier scientifiquement […] l'immense étendue de son domaine. » Juan Gris, l'un des peintres les plus lucides du groupe, admettait d'ailleurs que l'école nouvelle ne pouvait être séparée de la mentalité générale : « Le cubisme doit avoir forcément une corrélation avec toutes les manifestations de la pensée contemporaine. On invente isolément une technique, un procédé, on n'invente pas de toutes pièces un état d'esprit. »

Approche intellectuelle
Les intellectuels jouent un rôle important dans l'élaboration de ces doctrines. Le critique Maurice Raynal découvre aux artistes les philosophes de l'absolu. Ainsi, pour Platon, « les sens ne perçoivent que ce qui passe, l'intelligence ce qui demeure » ; pour Malebranche, « la vérité n'est pas dans nos sens, mais dans l'esprit ». Le mathématicien Maurice Princet écrit des textes esthétiques (préface à l'exposition Delaunay-Laurencin, 1912) et montre comment les mathématiques procèdent en se donnant à elles-mêmes leur objet et comment, se fiant au mécanisme de leur enchaînement logique, elles ne reculent devant aucune de ses conséquences, dût-elle heurter l'évidence physique. Chaque écrivain a ses peintres : Cendrars a Delaunay et Léger ; Max Jacob, Picasso ; Reverdy, Braque ; Salmon et Apollinaire, tout le monde.

Élargissement du groupe
L'enchaînement audacieux des propositions s'accentue avec les derniers venus au cubisme (les frères Duchamp, La Fresnaye, Léger, Kupka), qui, d'abord réunis à la Closerie des Lilas, puis dans l'atelier des Duchamp à Puteaux, adoptent la formule de la Section d'Or, clef mathématique de l'harmonie dont la rigueur séduit les jeunes artistes. À partir de 1911, tous ceux qui se sont ralliés à l'esthétique cubiste, groupe du Bateau-Lavoir (sans Braque et Picasso) et groupe de Montparnasse-Puteaux, s'imposent par des expositions retentissantes au Salon des indépendants, puis au Salon d'automne.
La brutalité sans concession de la révolution cubiste, sa réprobation pour l'individualisme et les excès de l'expression personnelle entraînèrent rapidement la nécessité d'une évolution.

Le cubisme synthétique
Vers 1912, le cubisme entre dans une nouvelle phase : à la suite d'essais concluants, il se risque à la synthèse des éléments. Avec le « cubisme synthétique », des innovations techniques, comme l'introduction de lettres peintes au pochoir ou d'éléments étrangers à la peinture – le papier journal, par exemple –, se révèlent déterminantes pour la poursuite du questionnement cubiste.

Papiers collés et collages
C’est avec la Nature morte à la chaise cannée que s'inaugure, dès le printemps 1912, cette seconde période. Dans cette petite peinture ovale, le cannage est figuré par l'imprimé d'un morceau de toile cirée. Il s'agit probablement, dans le riche et vif dialogue existant entre Picasso et Braque, d'une réponse hardie aux propositions de ce dernier qui vient, quant à lui, d'introduire dans ses œuvres des surfaces de faux bois réalisées à l'aide d'un peigne de plâtrier-peintre; à la fin de l'été de la même année, il créera les premiers papiers collés. Toutes ces inventions dénotent une volonté de synthétiser la forme, c'est-à-dire de la simplifier en la débarrassant de tout élément parasite et superflu, voire de l'évoquer seulement en jouant sur l'analogie de la couleur ou de la matière. Les bandes de papier « faux bois » collées à même la toile suggèrent parfaitement la présence d'un violon ou d'une mandoline, l'étiquette imprimée celle d'une bouteille de Suze. Ces innovations permettent, en outre, d'affirmer le caractère concret de la toile, qui, en recevant des éléments solides, est plus que jamais définie comme objet. Elles permettent enfin de signifier de manière radicale et ironique une prise de distance avec la peinture illusionniste, pour laquelle la réalité doit être, parfois jusqu'à la copie servile, le référent absolu. Papiers collés et collages divers sont en fait la conséquence directe d'une autre invention, celle de la sculpture-construction, que l'on peut dater du début 1912. Due à Georges Braque, elle est poussée plus loin par Picasso. Ces sculptures murales en papier puis en tôle seront intégrées par de nombreux artistes à leurs propres recherches.
La période synthétique, à laquelle participeront activement Léger et Gris, va donner des libertés croissantes aux audaces de Braque et de Picasso. Ces recherches systématiques seront poussées par certains jusqu'à leur plus extrême conséquence : l'abstraction pure et géométrique, à laquelle aboutissent, après leur passage à travers la discipline cubiste, Mondrian, fondateur du Stijl, et Auguste Herbin, fondateur de « Abstraction-Création ».

La question de la durée
Curieusement, vers 1911, les artistes qui nient la troisième dimension (« La surface plane est un monde à deux dimensions, […] prétendre l'investir d'une troisième dimension, c'est vouloir la dénaturer dans son essence même ») s'intéressent à la quatrième dimension, où ils voient la dimension de la durée. Ils pensent que, si l'analyse des volumes par plans segmentés a permis de faire rentrer le relief et la profondeur dans la loi stricte de la surface unie, il devrait être possible analogiquement d'y ramener le successif en introduisant sur la toile ce qui peut se découvrir seulement par des regards échelonnés dans le temps. Combinant les formes frappantes retenues par cet examen en une reconstruction gratuite, on obtenait une représentation simultanée qui utilisait la durée tout en l'annulant. Cette simultanéité, Apollinaire la rêve pour la poésie, et Delaunay médite sur ses précédents néo-impressionnistes.

La réapparition de la couleur
Sous l'impulsion de Delaunay une nouvelle tendance, baptisée orphisme par Apollinaire, se fait jour au sein du cubisme même, redonnant à la couleur son rôle dynamique, faisant appel à l'une des clefs de notre temps : l'énergie. Associant la lumière-couleur au lyrisme, si durement réprimé par ses camarades, Delaunay donne libre cours à la virulence éclatante et explosive des « formes couleurs » pures, donne forme à l'énergie dans le tourbillonnement irradiant des Disques de 1913.
Chez les cubistes orthodoxes, la couleur réapparaît comme un contrepoint : présence du ton local, alternance des valeurs froides et chaudes, étalements égaux et application par points, rayures, etc. Les témoignages se multiplient, prouvant que l'évasion hors du cubisme est cherchée dans une conversion à la couleur, à l'intensité, au mouvement. Jacques Villon affirme : « Je suis le cubiste impressionniste, j'avais trop d'amour de la vie mouvante pour être cubiste sectaire. » Léger, « en cherchant l'éclat et l'intensité », rencontre le symbole le plus matériel du modernisme : la machine. Delaunay et Kupka ouvrent la porte à l'abstraction chaude, et le futurisme, utilisant les innovations du cubisme à des fins opposées, prélude à l'art cinétique.

Fin du mouvement
Le cubisme synthétique, exploitation plénière des initiatives et des découvertes nouvelles, vit son élan brisé en 1914 avec le début de la Première Guerre Mondiale. Certains étaient déjà trop marqués par la nouvelle doctrine pour la remettre en question. S'ils y restèrent fidèles, du moins l'humanisèrent-ils. Ainsi, Braque, sans rien perdre de la distance que sa vision avait su prendre à l'égard des apparences, ne se crut plus obligé de s'isoler dans l'ascétisme de la nature morte, mais, à l'amour de l'objet, ajouta celui de la nature, abandonné depuis ses débuts cubistes, et celui de l'être humain. Picasso, que l'épouvante de devenir prisonnier d'une formule précipitera toujours vers d'autres recherches (« Répéter, a-t-il dit, c'est aller contre les lois de l'esprit, sa fuite en avant »), rompit le cercle enchanté du cubisme et se dirigea momentanément vers les exemples de la tradition gréco-latine.
Les autres cubistes subirent aussi une grave crise de conscience, que leurs adversaires célébrèrent presque comme un revirement. Les artistes de tempérament proprement français tels que Roger de La Fresnaye et André Lhote affirmèrent leur position personnelle, qui se refusait à rompre avec la représentation du réel et même de la vie contemporaine, ne gardant du cubisme qu'une forte concentration des lignes et des couleurs. Les plus jeunes, Le Fauconnier, Henri Hayden, Robert Lotiron, Paul Elie Gernez, ceux qui n'avaient pas participé à la fondation du groupe, mais qui, lors de leurs débuts, en avaient subi l'envoûtement, s'en dégagèrent plus complètement encore, et le cubisme ne laissa dans leurs œuvres d'autres traces qu'un sens affirmé de la forme.

Chronologie du cubisme

CHRONOLOGIE DU CUBISME
1906    Renouvellement de l'art des fauves au contact de l'art nègre. Deraindonne à son panneau des Baigneuses certains traits précubistes qui seront sans suite dans son art.
Picasso, après avoir passé l'été à Gosol, exécute les premières esquisses des Demoiselles d'Avignon, inspirées par les pensionnaires d'une maison de passe, rue d'Avignon à Barcelone.
Juan Gris arrive à Paris et s'installe 13, rue Ravignan, à Montmartre, dans un immeuble d'ateliers dénommé par Max Jacob le « Bateau-Lavoir » et où logent Picasso, Mac Orlan, Salmon, Gargallo, puis Reverdy.
1907    Picasso termine les Demoiselles d'Avignon.
Paysages cézanniens de Braque à La Ciotat et à l'Estaque.
Rétrospective de Cézanne au cinquième Salon d'automne (56 œuvres) et publication de ses lettres à Émile Bernard.
Influence de Cézanne sur de nombreux jeunes peintres : Fernand Léger, André Lhote.
Ouverture de la galerie Kahnweiler rue Vignon.
Rencontre Picasso-Braque.
1908    Picasso organise dans son atelier un banquet en l'honneur du Douanier Rousseau.
Géométrisation cézanienne chez Braque à l'Estaque.
Développement du groupe du Bateau-Lavoir : Apollinaire, Braque, Juan Gris, Max Jacob, Kahnweiler, Marie Laurencin, Metzinger, Picasso, Princet, Raynal, André Salmon, Gertrude et Leo Stein.
Passage Dantzig, dans l'immeuble dit « la Ruche », un autre groupe se constitue autour de Fernand Léger, d'André Mare, d'Archipenko ; ces artistes se lient avec Apollinaire, Max Jacob, Reverdy.
Le jury du Salon d'automne refuse cinq toiles de Braque sur sept (Matisse parle à leur sujet de « petits cubes ») et une toile de Lhote, la Grappe. Braque retire tout son envoi et n'exposera plus à ce Salon jusqu'en 1920.
Séjour de Picasso à La Rue-des-Bois (Oise) : cubisme cézannien.
Exposition Braque chez Kahnweiler : préface d'Apollinaire.
1909    Extension du cubisme cézannien chez Delaunay, Gleizes, Herbin, Le Fauconnier, Léger, Lhote, Metzinger, Picabia.
Ralliement des sculpteurs Archipenko et Brancusi.
Delaunay expose un autoportrait au Salon des indépendants.
Braque expose pour la dernière fois à ce Salon ; il n'y reviendra qu'en 1920.
Vacances de Braque à La Roche-Guyon, de Picasso à Horta de San Juan (ou « de Ebro »), où il fait la synthèse des styles nègre et cézannien.
Septième Salon d'automne : Léger, Metzinger, Brancusi, Le Fauconnier.
Picasso quitte le Bateau-Lavoir pour le boulevard de Clichy, expose chez Vollard (dernière exposition parisienne jusqu'en 1929) et chez Thannhauser à Munich.
Larionov organise à Moscou une exposition d'avant-garde française.
Bref séjour de Braque et de Derain à Carrières-Saint-Denis.
1910    Développement du cubisme analytique chez Braque et Picasso. Les autres artistes pratiquent encore un cubisme cézannien.
Adhésion au cubisme du sculpteur Csáky, des trois frères Duchamp (Gaston, dit Jacques Villon, Raymond, dit Duchamp-Villon, et Marcel), de Roger de La Fresnaye et de Marcoussis.
Léger rencontre chez Kahnweiler Braque et Picasso.
Salon des indépendants : Delaunay, M. Duchamp, Gleizes, Le Fauconnier, Léger, Lhote, Metzinger et les sculpteurs Archipenko, Brancusi et Duchamp-Villon.
Braque passe l'été à l'Estaque, Picasso à Cadaquès avec Derain, que tente un instant le cubisme.
Picasso : série de portraits (Uhde, Vollard, Braque, Kahnweiler).
Salon d'automne : M. Duchamp, La Fresnaye, Gleizes, Le Fauconnier, Léger, Metzinger, Picabia et Duchamp-Villon.
L'Association des artistes de Munich, organisée par Kandinsky, expose des œuvres cubistes.
Exposition André Lhote à la galerie Druet.
1911    Premières œuvres cubistes de Juan Gris.
Formation du groupe de Puteaux (les Duchamp, Gleizes, La Fresnaye, Léger, Metzinger, Picabia, Kupka). Lieu de réunion : l'atelier de Jacques Villon, 7, rue Lemaître, à Puteaux. Ces artistes s'engagent déjà sur la voie de l'abstraction et organisent le premier Salon de la Section d'Or.
Georges Valmier et Serge Férat se rapprochent du mouvement.
Première exposition d'ensemble des cubistes au Salon des indépendants ; dans une même salle : Delaunay(Tour Eiffel, 1910), Gleizes, Le Fauconnier, Marie Laurencin, Léger (Nus dans la forêt), commencé en 1909, Metzinger ; ailleurs : M. Duchamp, La Fresnaye (le Cuirassier), Kupka, Reth, Picabia, Lhote. Violentes attaques dans la presse.
Exposition cubiste au Cercle des indépendants à Bruxelles.
Première exposition Picasso aux États-Unis, à la Photo Secession Gallery de New York.
Gris, Picasso et le sculpteur Manolo passent l'été à Céret, qualifié ensuite de « Mecque du cubisme ».
Mondrian s'installe à Paris (1911-1914).
Salon d'automne ; les cubistes sont réunis dans une même salle : Gleizes, M. Duchamp, Kupka, La Fresnaye, Le Fauconnier, Léger, Lhote, Metzinger, Picabia, Reth, J. Villon, Archipenko, Csáky et Duchamp-Villon.
Delaunay participe à la première exposition du Blaue Reiter à Munich.
1912    Généralisation de l'influence cubiste sur des étrangers fixés à Paris : adhésion du Russe Léopold Survage, du Néerlandais Mondrian, du Mexicain Diego Rivera.
Expositions cubistes en Europe : à la galerie Dalmau à Barcelone, au Sturm à Berlin, au Sonderbund à Cologne, au Blaue Reiter à Munich, au Valet de Carreau à Moscou, à la Kunsthaus à Zurich, à la deuxième exposition postimpressionniste de Londres.
Papiers collés et collages de Braque et de Picasso.
Retour à la couleur et à une certaine lisibilité.
Delaunay et Lotiron peignent la cathédrale de Laon.
Première exposition Léger chez Kahnweiler.
Première exposition Delaunay et Marie Laurencin à la galerie Barbazanges.
Salon des indépendants.
Le clou en est la Ville de Paris par Delaunay. Gris s'y montre pour la première fois en public. Marcel Duchampprésente, puis retire sur les instances de Gleizes, avant le vernissage, son Nu descendant un escalier. Exposent aussi Gleizes, La Fresnaye, Marie Laurencin, Le Fauconnier, Léger, Lhote, Metzinger, Picabia, Reth, Rivera, les sculpteurs Archipenko et Brancusi.
Delaunay commence la série des Fenêtres.
Gleizes et Metzinger publient Du cubisme.
Premier dîner des Artistes de Passy, présidé par Paul Fort, rue Raynouard, dans la maison de Balzac : Apollinaire, Duchamp-Villon, Laurencin, Le Fauconnier, Léger, Mare, Metzinger, Picabia, Henry Valensi, Villon.
Salon d'automne : Duchamp, Gleizes, Kupka, La Fresnaye, Laurencin, Le Fauconnier, Léger, Marcoussis, Metzinger, Picabia, Rivera, Csáky. Duchamp-Villonprésente avec André Mare une œuvre collective, la Maison cubiste. Violentes critiques de la presse, lettre ouverte du doyen du conseil municipal de Paris, interpellation à la Chambre du député J.-L. Breton. Les cubistes sont défendus par Marcel Sembat : « Quand un tableau vous semble mauvais, vous avez un incontestable droit : celui de ne pas le regarder et d'aller en voir d'autres. Mais on n'appelle pas les gendarmes. »
Premier numéro de la revue la Section d'Or et Salon de la Section d'Or : Gleizes, Gris, La Fresnaye, Laurencin, Léger, Lhote, Marcoussis, Metzinger, Picabia, Villon.
1913    Apollinairepublie les Peintres cubistes, méditations esthétiques.
Salon des indépendants, caractérisé par l'affirmation du dynamisme et de la couleur chez les tenants de l'orphisme (Delaunay, Kupka, Picabia) et les synchromistes américains (P. H. Bruce, A. B. Frost, Morgan Russel et Stanton Macdonald-Wright). Exposent aussi Gleizes, Laurencin, La Fresnaye, Lhote, Marcoussis, Mondrian, Metzinger, Reth, Valmier.
Braque, Gris, Picasso séjournent à Céret. Expression plus tranchée de la personnalité de chacun et développement du cubisme synthétique.
Salon d'automne : Gleizes, Kupka, La Fresnaye, Le Fauconnier, Lhote, Metzinger, Picabia, Rivera et Duchamp-Villon. Les Soirées de Paris, revue fondée par André Salmon et André Billy, sont rachetées par Serge Férat.
Picasso expose à Berlin, à Munich, à Cologne et à Prague ; Delaunay et Braque, à Berlin.
Extension des expositions cubistes à l'étranger : au Sturm à Berlin, à la Moderne Galerie à Munich, au premier Salon d'automne allemand, aux Doré Galleries à Londres. Aux Etats-Unis, très importante manifestation de peinture moderne de l'Armory Show, mais présentation non groupée des œuvres cubistes.
1914    Expositions Picasso et Braque en Allemagne et aux États-Unis (« Galerie 291 » et « Secession Art Gallery »).
Gleizes, Metzinger, les Duchamp exposent au Sturm.
La sculpture cubiste s'affirme avec l'adhésion de Laurens, de Lipchitz, de Zadkine et de Duchamp-Villon (le Cheval). Picasso : constructions en bois et en tôle peinte.
Trentième Salon des indépendants : Delaunay, Férat, Gleizes, Laurencin, Lhote, Marcoussis, Metzinger, Mondrian, Picabia, Survage, Sonia Terk-Delaunay, Villon, Archipenko, Csáky, Zadkine.
Séjours de Gris à Collioure, de Braque à Sorgues, de Picasso à Avignon.
Déclaration de guerre et dispersion du groupe cubiste.
 

Les grands créateurs
Picasso
En 1906, Picasso rompt avec la virtuosité des œuvres de ses périodes bleue (1901-1904) et rose (1905-1906).
L’influence de l’art ibérique et de l’art nègre
Les sculptures archaïques ibériques marquent de leur forte plasticité (larges yeux, lourdes arêtes nasales) le portrait de Gertrude Stein (1906) et les deux figures centrales des Demoiselles d'Avignon (Museum of Modern Art, New York). Les trois autres figures, préparées par de nombreuses études, dénotent l'influence de l'art océanien et de l'art nègre, que Picasso a connus au musée du Trocadéro. On y note des traits qui deviendront spécifiques de l'esthétique cubiste : association d'éléments vus sous des angles différents (yeux vus de face, nez de profil), rabattement du dos et des membres dans un même plan. Cette première période « nègre » aboutit au Nu à la draperie (1907, musée d'Art moderne occidental, Moscou), où les volumes sont exprimés par l'imbrication dans le plan de secteurs anguleux tout en hachures divergentes.

La leçon de Cézanne
Picasso traverse ensuite une phase cézannienne caractérisée par les paysages de La Rue-des-Bois, les natures mortes de l'hiver 1908-1909 et les paysages de Horta de Ebro (été 1909). Travaillant de mémoire depuis trois ans, il insiste de plus en plus sur la géométrie de petits secteurs équilibrés et sur la synthèse d'un maximum d'informations réunissant en une même image des vues prises sous des angles différents.

Cubisme analytique
Le cubisme analytique amorcé dans la Jeune Fille à la mandoline (1910, collection particulière, New York) se développe dans les toiles de Cadaquès (été 1910) et ne cesse de gagner en acuité (Portrait de Kahnweiler, 1910, Art Institute, Chicago). Toute profondeur véritable fait place à la pulsation à fleur de toile de petits plans qui se chevauchent, s'interpénètrent avec un raffinement extrême dans une gamme restreinte de gris, de beiges et de verts sourds, tandis qu'apparaissent des signes graphiques : crosses, cartes à jouer ou flèches (l'Oiseau blessé, 1911, collectionMarc Chadourne).
Naissance du collage et cubisme synthétique
Un renouveau d'audace aboutit en 1912 à l'invention du collage dans la Nature morte à la chaise cannée, où est fixé un morceau de toile cirée à motif de cannage imprimé. Le réel colonise donc la surface du tableau par l'intermédiaire de bouts de tissus, de papiers froissés, de fragments métalliques ; il intervient aussi sous une forme illusionniste, avec la technique du faux bois pratiquée par l'artiste pendant l'été 1912, passé à Sorgues en compagnie de Braque.
La couleur réapparaît dans la série de natures mortes Ma jolie, inspirée par une chanson à la mode, O Manon, ma jolie. L'objet ne se trouve plus analysé, mais synthétisé ; une stylisation géométrique à la fois plus détendue, plus figurative et plus humoristique marque les années 1913-1914. Dans un Violon de 1913, des reproductions imprimées de fruits figurent le contenu d'un compotier ; un collage de papier froissé représente le velours de la faluche dans l'Étudiant à la pipe.
Le retour à la couleur (Nature morte au papier peint rouge, 1914, collection particulière, Berlin) s'intensifie pendant les années de guerre (l'Italienne, 1917, collection Bürhle, Zurich), tandis que l'utilisation des courbes et des arabesques oriente le cubisme synthétique de Picasso vers une séduction nouvelle, que consacre le rideau du ballet Parade. Picasso prend déjà ses distances avec le mouvement dont il fut le créateur, mais celui-ci lui inspire encore de grandes œuvres : la Fenêtre (1919), les Trois Musiciens (1921, musée de Philadelphie) ; il gardera parfois une fidélité relative à ces techniques, mais le génial intermède de la rigueur cubiste est terminé pour lui.

Braque
Braque et Picasso
Le peintre français n'a pas encore la célébrité de Picasso quand Apollinaire les présente l'un à l'autre, mais ses toiles fauves peintes à La Ciotat et à l'Estaque pendant l'été 1907 sont d'un grand maître. Passionnément intéressé par la nouveauté plastique dont témoignent les Demoiselles d'Avignon, il tente, à son tour, d'abandonner la perspective unitaire avec sa grande Baigneuse (1907, collection Cuttoli). Des liens étroits, souvent quotidiens et qui se resserreront encore dans les années suivantes, s'établissent entre les deux artistes. Ceux-ci décident bientôt de ne plus signer leurs œuvres qu'au revers, et leur manière, au cours de cette phase héroïque du cubisme, est souvent tellement similaire qu'il est parfois difficile de distinguer les tableaux de Picasso de ceux de Braque.

La phase analytique
En 1908, Braque insiste sur la décomposition cézannienne des volumes dans les paysages de l'Estaque exposés en novembre chez Kahnweiler. À leur sujet, le critique du Gil Blas, Vauxcelles, écrit : « Braque […] réduit tout à des schémas géométriques, à des cubes. » Travaillant parfois de mémoire comme Picasso (le Port, 1909, collection W.P. Chrysler, New York), Braque développe le jeu des touches parallèles, des passages et de la fragmentation des plans dans ses vues de La Roche-Guyon (été 1909). Pendant l'hiver 1909-1910, son cubisme analytique se constitue à travers les paysages plus arbitrairement orthogonaux de Carrières-Saint-Denis et les natures mortes, où la reconstruction linéaire prime la décomposition des formes (Verre sur une table, collection Hornby, Londres).

Compositions abstraites
Braque se tourne, l'été venu, vers des compositions abstraites (les Usines de Rio Tinto à l'Estaque) suggérant plutôt que décomposant les objets par des facettes et des arêtes. C'est l'époque des compositions ovales et des toiles « hermétiques », où l'apport du monde extérieur se réduit à quelques suggestions et laisse la place libre aux exercices abstraits (Homme au violon, 1911, collection Bürhle, Zurich).

Collages
Mais déjà Braque a peint au pochoir le mot Bal et des chiffres sur la toile intitulée le Portugais (musée de Bâle), innovation riche de possibilités, qu'il répétera dans ses natures mortes à son retour de Céret.
En 1912, les premiers collages concrétisent le passage du stade de la représentation à celui du phénomène plastique. Mais Braque, capable de prendre à l'égard de la réalité les mesures les plus abusives et les plus arbitraires, maintient fermement sa présence, fût-elle dissimulée et secrète, traduite seulement par l'émotion qu'elle suscite. Il réalise en septembre le dessin intitulé Compotier et verre avec une feuille de papier imitant le bois, procédé qu'il emploiera souvent et dont il avait appris la technique pendant ses années d'apprentissage comme peintre en bâtiment. Pour lui, outre cet aspect de matérialité concrète, la fonction première du papier collé est picturale : les surfaces quadrangulaires de journaux découpés et de papiers aux couleurs sourdes sont les plans de base à partir desquels se développe la composition. L'aspect et la technique de beaucoup de toiles de Braque en 1913 et en 1914 découlent directement des papiers collés. Un certain nombre de détails sont des « clés » pour déchiffrer l'œuvre : par exemple, dans la Femme à la guitare, un journal avec son titre et le mot sonate. Aisance et libre jouissance du terrain plastique conquis s'expriment dans les œuvres de 1914 : Femme assise, Nature morte à la pipe.
La mobilisation surprend Braque à Sorgues, où il travaille non loin de Picasso et de Derain, installés à Avignon. À son retour du front, désormais séparé de Picasso dont l'évolution diverge de la sienne, il se libère, au profit d'un art d'équilibre et de sensibilité, de toute règle trop stricte : la phase dogmatique de l'avant-guerre est close.

Juan Gris

Venu d’Espagne à Paris en 1906, doté d’une formation scientifique (il sortait de l'École d'arts et manufactures de Madrid), Juan Gris s'installe au Bateau-Lavoir, où il fait la connaissance de Picasso. Dessinateur publicitaire, il exécute d'abord des gouaches et des aquarelles très « modern style », puis en 1910 des œuvres plus naturalistes. À partir de 1911, il peint à l'huile, interprétant méthodiquement les découvertes de ses camarades. Il expose chez Clovis Sagot, au Salon des indépendants (Hommage à Picasso) et à la Section d'Or, puis, à l'exemple de Picasso et de Braque, cesse de montrer ses œuvres dans les Salons.
Son intelligence mathématique cherche à clarifier le désordre apparent du cubisme analytique. L'Hommage à Picasso (Art Institute, Chicago), synthèse de vues différentes du visage organisées en facettes sous un éclairage latéral, illustre une démarche réfléchie, plus intellectuelle, moins intuitive que celle de Picasso et de Braque.
Dans le Portrait de Germaine Raynal (1912, collection Raynal), il recourt à une charpente de lignes, telle l'armature d'un vitrail, et étudie son sujet sous un angle particulier à l'intérieur de chaque compartiment. Cette méthode, transposée avec une précision accrue dans des natures mortes dont il nous livre presque la description en plan, coupe et élévation, aura une forte influence sur les personnalités secondaires du mouvement cubiste.
Juan Gris est le premier à suivre Picasso dans ses recherches de collages en introduisant un morceau de miroir comme témoin irréductible de la réalité dans sa toile intitulée le Lavabo (1912, galerie Louise-Leiris).
Il trouvera dans le cubisme synthétique le climat idéal pour son intelligence doctrinaire, que tente la proposition suivante : puisque, en définitive, il importe toujours d'aboutir à une construction plastique, ne serait-il pas justifié de s'en tenir dès le début aux formes abstraites conçues par l'esprit ? Il ne reniera cependant jamais la nature : « Cézanne, d'une bouteille, fait un cylindre, d'un cylindre, je fais une bouteille, une certaine bouteille. » Sans abandonner la couleur, comme le montrent les paysages exécutés en 1913, à Céret, auprès de Braque et de Picasso, il élabore une esthétique personnelle que définissent les grandes surfaces géométriques en trompe l'œil de bois dans un Violon et guitare de 1913 (collection D. Colin, New York).
Pendant la guerre, ses recherches se font plus complexes et plus raffinées Nature morte à la guitare, 1915 musée Kröller-Müller, Otterlo). Le nombre des objets augmente, ainsi que leur fragmentation dans l'espace. Dans la Nature morte en face d'une fenêtre ouverte, les objets, hors certains détails en trompe l'œil, perdent leur individualité, deviennent les produits de la mémoire et de l'intellect.
Cette évolution semble en rapport direct avec une schématisation des formes que Gris réalise depuis 1914 dans ses papiers collés. De 1917 à 1920, alliant la précision intellectuelle à l'intuition plastique, Gris peint des toiles qui resteront parmi les plus élégantes, les plus solides et les plus démonstratives qu'ait produites le cubisme (le Joueur de guitare, le Damier, 1919). La fin de sa carrière, interrompue par une grave maladie en 1920, est caractérisée par des formes plus sinueuses, plus modelées, plus détendues. Gris demeure néanmoins entièrement fidèle au cubisme et à son austérité poétique.

Les cubistes orthodoxes
Serge (ou Édouard) Férat
Fixé à Paris en 1901, il expose dans les Salons. Il est l'un des premiers amateurs du Douanier Rousseau, devient en 1913 propriétaire de la revue les Soirées de Paris, où Apollinaire défend toute l'avant-garde littéraire et plastique, et expose dans la salle cubiste en 1914. Il est le créateur des costumes et décors des Mamelles de Tirésias en 1917. Sa peinture se signale par sa fraîcheur de coloris, son charme intime et raffiné (Nature morte, verre, pipe et bouteille, 1914-1915).

Albert Gleizes
Il est l'un des fondateurs de l'Abbaye de Créteil avec Charles Vildrac, Georges Duhamel, Jules Romains. Dès 1907, ses recherches intellectuelles l'orientent dans la même voie de simplification que le cubisme, dont il deviendra par la suite le théoricien (Du cubisme, 1912, en collaboration avec Metzinger, le Cubisme et la tradition, 1913, etc.). Il participe à la création du groupe de la Section d'Or. Sa vision reste fidèle au sujet et se distingue par sa monumentalité (les Moissonneurs, 1912, musée Guggenheim, New York, l'un des plus grands formats de la peinture cubiste). Réformé pendant la guerre, il rejoint à New York Picabia, dont l'abstraction moderniste répond un moment à ses recherches. Par la suite, préoccupé de problèmes spirituels, il tente d'appliquer la synthèse cubiste aux traditions de l'art sacré.

Henri Le Fauconnier
(Hesdin 1881-Paris 1946). Élève de l'académie Julian, admirateur des nabis, il s'oriente vers le cubisme à partir de 1909 (Portrait de Pierre Jean Jouve), mais sans dépasser le stade d'une simplification en facettes, respectueuse de la perspective classique. En 1912-1913, il subit l'influence de Léger, puis évolue vers un expressionnisme qu'imiteront ses confrères hollandais, auprès desquels il séjourne de 1914 à 1921. Un réalisme austère marque la suite de sa carrière.

André Lhote
Critique tout autant que peintre, il a défendu l'art moderne avec véhémence dans son académie et dans des écrits importants (Traité du paysage, 1939 ; Traité de la figure, 1950). Son esprit d'analyse, son goût des démonstrations théoriques ont rallié au cubisme, à partir de 1911, cet autodidacte féru de sculpture gothique et admirateur de Cézanne, qui s'était d'abord orienté vers le fauvisme. Il participe avec les cubistes au Salon d'automne et aux premières manifestations de la Section d'Or, mais refuse de s'inféoder à un groupe. Son art inclinera vers un « cubisme sensible » où le paysage et l'être humain tiennent une place importante.

Louis Marcoussis
Il est influencé par l'impressionnisme jusqu'en 1907, puis, après avoir rencontré Apollinaire, Braque et Picasso vers 1910, adopte le cubisme et participe ensuite aux réunions de la Section d'Or ; il restera fidèle à cette esthétique, en la pliant à sa sensibilité (la Tranche de pastèque, 1926 ; le Liseur sous la lampe, 1937). Graveur remarquable, il illustre Aurélia de Nerval et Alcools d'Apollinaire.

Jean Metzinger
Organisateur et théoricien du cubisme, il entre en contact avec les artistes du Bateau-Lavoir en 1908 par l'intermédiaire de Max Jacob. Il expose au Salon des indépendants de 1910 un Portrait d'Apollinaire, qualifié par son modèle de premier portrait cubiste, et au Salon d'automne de 1911 le Goûter, surnommé « la Joconde du cubisme ». En 1910 paraît sa Note sur la peinture, en 1912 Du cubisme, écrit avec Gleizes. Il ne reniera jamais les doctrines de sa jeunesse, même dans ses œuvres abstraites. 
                                 
Robert Delaunay
Les déformations audacieuses qu'il introduit dans la série des églises Saint-Séverin, en 1909, sont parallèles aux recherches des cubistes, auxquels il se joint en 1910 tout en s'en différenciant déjà par l'importance primordiale accordée à la lumière et à la couleur.

De 1910 à 1912, sa période proprement cubiste, qu'il nomme, sans intention péjorative, sa « période destructive », est consacrée aux Villes et aux Tours. L'architecture structurée de certaines Fenêtres sur la ville s'apparente au cubisme analytique, tandis que s'en éloigne le lyrisme des Tours Eiffel, où les contrastes colorés brisent les volumes, dérèglent la perspective, exaltent l'espace.
Les Tours de Laon de 1912, la Ville de Paris au Salon des indépendants de la même année marquent à la fois l'apogée et la fin du passage météorique de Delaunay à travers le cubisme. L'Équipe de Cardiff (1912-1913, musée d'Eindhoven) illustre cependant, aussi bien que les Disques de 1913, l'acheminement vers cette hérésie colorée du cubisme qu'Apollinaire baptise orphisme et qui groupe, autour de Delaunay, Kupka, Picabia et les Américains Bruce, Frost, Morgan Russel, Macdonald-Wright. Lyrisme de couleurs pures, contrastes simultanés, dynamisme des formes circulaires orientent de plus en plus l'art de Delaunay vers les rythmes purs et l'abstraction.

Roger de La Fresnaye
Il est élève à l'École nationale des beaux-arts en 1904 et à l'académie Ranson en 1908, où il reçoit les leçons de Maurice Denis et de Paul Sérusier. Sa manière est sobre, analytique. Tête d'or de Claudel lui inspire une série de dessins à partir desquels il exécute le Cuirassier (1910-1911, musée national d'Art moderne) et l'Artillerie (1911, collection particulière), dont l'imagerie directe et les volumes simplifiés scandalisent le public. Avec ses paysages de La Ferté-sous-Jouarre et de Meulan, La Fresnaye passe de la leçon de Gauguin à celle de Cézanne. En 1912, il commence à fréquenter les cubistes, mais plus rarement ceux du Bateau-Lavoir, assiste aux dîners des Artistes de Passy et s'associe au mouvement de la Section d'Or. Il collabore, aux côtés de Villon, de Paul Vera et de Marie Laurencin, à la Maison cubiste d'André Mare et Duchamp-Villon.
Introduisant la couleur et utilisant les grands plans constructifs dans ses natures mortes (à l'équerre, à la mappemonde, à la bouteille de térébenthine), il aboutit, avec la Conquête de l'air (1913, Museum of Modern Art, New York), l'Homme assis (1914, collection particulière), le 14 Juillet, à une conception sobrement figurative du cubisme, renouant ainsi avec la tradition française d'équilibre et de rigueur d'un Fouquet ou d'un Poussin. Séparé de ses camarades par la guerre et par la maladie qu'il contracte au front, il revient après 1918 à une manière plus naturaliste.

Fernand Léger
Installé à la Ruche, il se lie avec Apollinaire, Reverdy, Cendrars, le Douanier Rousseau. Son admiration pour Cézanne l'incite à la simplification des formes (la Couseuse, 1909, Museum of Modern Art, New York), puis à des recherches sur la composition par entassement de volumes cylindriques et coniques (Nus dans la forêt, 1909-1910, musée Kröller-Müller, Otterlo). La rencontre, en 1910, de Picasso et de Braque le libère de l'emprise cézannienne et lui inspire une manière plus linéaire, formulée bientôt en aplats de couleurs pures. La construction pyramidale de la Femme en bleu (1912, musée de Biot) est un emprunt au cubisme analytique, mais on y note aussi un rythme dynamique et une préoccupation mécaniste qui caractériseront les œuvres ultérieures de Léger.
Une série de toiles exécutées vers 1913 (Contrastes de formes) va jusqu'à l'abstraction. « Ce n'est pas une fin en soi ; simplement un moyen de désintoxication et de nouveau départ pour de nouvelles conquêtes, un moyen de se parfaire. » L'amour du réel, le mépris de tout romantisme de Léger s'affirment pendant la Première Guerre mondiale, le laissant « ébloui par une culasse de 75 ouverte en plein soleil ». Gazé à Verdun, puis réformé, il peint pendant sa convalescence la Partie de cartes (1917, musée Kröller-Müller, Otterlo), inaugurant une période dite « mécanique », où le dynamisme inventif des formes « tubistes » équilibre le statisme de la composition (les Disques, 1918, musée d'Art moderne de la ville de Paris) ; la Ville, 1919-1920, musée de Philadelphie). Doué d'un tempérament puissant, Léger a développé ses recherches plus parallèlement que conjointement au cubisme, qui l'a libéré, cependant, de toute convention picturale et l'a aidé dans sa
quête de la richesse plastique du monde moderne.

Jacques Villon
De son vrai nom Gaston Duchamp, Jacques Villon dessine pour les journaux satiriques et peint dans le style postimpressionniste, puis dans le style fauve jusqu'à son adhésion au cubisme analytique en 1911. Il participe aux dîners de Passy et aux mardis de la Closerie des Lilas. Ses toiles sont divisées selon le procédé de la Section d'Or ; le mouvement du même nom se constitue autour de lui. À Puteaux, l'atelier qu'il partage avec son frère Raymond Duchamp-Villon est l'un des foyers du cubisme : Gleizes, Delaunay, La Fresnaye, Léger, Kupka, etc., s'y retrouvent. Ses préoccupations le poussent, comme son frère Marcel, vers l'expression du mouvement (Soldats en marche, 1913 ; Cheval de course, 1922), mais aussi vers un chromatisme très subtil. Dans sa longue carrière, Villon n'abandonnera jamais, même à travers ses expériences abstraites, un cubisme personnel fondé sur les « valeurs-couleurs » et leurs dissociations prismatiques.
Dans la mouvance
Autour du cubisme, en subissant la tentation et s'inspirant plus ou moins longtemps de ses théories, gravitent encore un certain nombre d'artistes de l'école de Paris : Roger Bissière (1888-1964), Maria Blanchard (1881-1932), Emmanuel Gondouin (1883-1934), Henri Hayden (1883-1970), dont l'importance est de plus en plus reconnue, Marie Laurencin (1885-1956), Alfred Reth (1884-1966), Léopold Survage (1879-1968), Georges Valmier (1885-1937), etc.
L'expressionnisme germanique comme les expressionnismes scandinave, flamand et latino-américain adoptent cette organisation autoritaire de l'espace, où se distinguent August Macke, Lyonel Feininger, Diego Rivera…
Enfin, les déviations du cubisme vers le futurisme et l'abstraction engendrent des mouvements cohérents, tels le vorticisme de Percy Wyndham Lewis, le purisme d'Amédée Ozenfant et d'Édouard Jeanneret, le néoplasticisme de Mondrian et de Théo Van Doesburg, le suprématisme de Malevitch.
La sculpture cubiste
Picasso et Brancusi
L'apport esthétique des sculpteurs au cubisme ne peut être considéré comme équivalant à celui des peintres : exprimer des volumes par la multiplicité des points de vue est naturel à la sculpture. C'est Picasso qui, le premier, applique à des œuvres à trois dimensions la tentative de décomposition d'un objet et de synthèse de ses éléments (Tête de femme, bronze, 1909). Parallèlement à lui et fasciné comme lui par les arts primitifs, Brancusi entreprend de simplifier à l'infini la forme humaine (Muse endormie, 1909 ; le Baiser, 1910).

Alexander Archipenko
Arrivé à Paris en 1908, il apparaît comme le premier sculpteur cubiste avec ses « sculpto-peintures », où sont intégrés dès 1910 des éléments transparents. Il figure les objets par les intersections de leurs plans (Tête, 1913) ; Archipenko expérimente les contrastes d'évidement et de relief en suggérant les pleins par les creux (le Gondolier, 1914).

Joseph Csáky
À partir de 1911, il expose avec les cubistes des constructions géométriques et des reliefs polychromes qui sont l'application systématique des théories du cubisme. Il rêve d'élever celui-ci au rang d'un nouveau classicisme.

Raymond Duchamp-Villon
L’artiste s'attache à rendre la densité des formes géométriques (Portrait de Baudelaire, 1911), puis le dynamisme, la suggestion de mouvement que présupposent les formes spirales ou hélicoïdales, et la discontinuité des masses (le Cheval, 1914).

Henri Laurens
Laurens rejoint le mouvement en 1911. Constructions de bois, de pierre et de métal, reliefs polychromes illustrent son style un peu archaïsant, qui s'orientera plus tard vers des formes curvilignes.

Jacques Lipchitz
Lipchitz adopte à partir de 1915 la réduction des apparences à des schémas géométriques. Il compose des architectures austères (l'Homme à la guitare, 1918) et ne revient qu'à partir de 1925 à des formes plus sinueuses.

Ossip Zadkine
Zadkine est l'un de ceux qui adhèrent le plus nettement au cubisme. Il utilise les emboîtages de volumes, le style monolithique, la polychromie. La suite de son œuvre, par sa stabilité et ses déformations volontaires, à valeur expressionniste, répond bien à l'idéal de sa jeunesse.

Conclusion
Certains artistes attachent une importance particulière aux propriétés plastiques du métal que Picasso a mises en évidence. Il s'agit de Pablo Gargallo (1881-1934) et de Julio González (1876-1942), pour lesquels la sculpture devient une formulation capricieuse de l'espace à travers des plans irréguliers, des tubulures, des pointes, des festons.
Beaucoup moins cohérente que la peinture, la sculpture cubiste, par ailleurs, porte en elle les germes essentiels que développera l'abstraction.


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Jules Mazarin

 

 

 

 

 

 

 

Jules Mazarin
en italien Giulio Mazarini

Cet article fait partie du dossier consacré à Louis XIV.

Introduction
Originaire d'une famille romaine alliée aux princes Colonna par sa mère et d'une famille sicilienne assez modeste par son père, Mazarin suivit l’enseignement du collège des Jésuites de Rome. En 1618, il devint étudiant en droit canon à l'université de la Sapience. Mais le jeu et la vie mondaine l'attirant plus que les études, son père l'envoya en Espagne à dix-sept ans accompagner le jeune Girolamo Colonna et poursuivre ses études à l'université d'Alcalá. Mazarin resta trois ans en Espagne, élargissant son horizon aux dimensions de l'Europe. Pour l'empêcher d'épouser la fille d'un notaire de Madrid, son père le rappela à Rome.

Au service du pape
Mazarin, devenu docteur in utroque jure, mais tenté par la carrière des armes, fut nommé en 1623 capitaine de l'armée pontificale, chargée d'occuper la Valteline que se disputaient Espagnols et Français. Grâce à sa connaissance de la langue castillane, il fut chargé des négociations avec les Espagnols qui aboutirent en mars 1626 au traité de Monzón garantissant la neutralité de la Valteline. Cette affaire fit connaître Mazarin dans les hautes sphères de Rome.


Lors de la succession de Mantoue, Mazarin négocia la paix entre la France et l'Espagne comme représentant du pape Urbain VIII, qui voulait empêcher à tout prix la guerre entre les puissances catholiques. Ce fut au cours de ces négociations, à Lyon, le 28 janvier 1630, que Mazarin rencontra pour la première fois Richelieu. La levée du siège de Casale le rendit célèbre dans toute l'Europe : Mazarin, le 26 octobre 1630, au moment où tout semblait perdu et où les troupes françaises et espagnoles allaient s'affronter, s'élança à cheval entre les armées ennemies, agitant en l'air son chapeau et criant « Pace, Pace » ; il tenait en main le projet du traité qu'il venait de faire accepter aux deux puissances. Il contribua au règlement du conflit qui, par le traité de Cherasco du 6 avril 1631, assurait Mantoue au duc de Nevers et Pignerol à la France.
Dès ce traité, l'entente sembla formée entre Richelieu et le jeune diplomate. Mazarin, doué d'une intelligence remarquable, d'une acuité et d'une souplesse d'esprit surprenantes, éloquent, profondément optimiste, était un diplomate-né. Richelieu pensait grâce à lui influer sur le jeu politique du Saint-Siège.
Après un bref séjour à Paris, où il fut fort bien reçu par le roi et Richelieu, Mazarin devint en décembre 1632 chanoine au chapitre de Saint-Jean de Latran. Il entra au service du cardinal Antonio Barberini (1608-1671), neveu de Maffeo Barberini devenu le pape Urbain VIII et favorable à la France.
En 1634, Mazarin fut nommé vice-légat à Avignon et fut chargé en novembre en tant que « nonce extraordinaire » à Paris d'obtenir la restitution au duc de Lorraine de ses États, de défendre la validité du mariage de Gaston d'Orléans avec la sœur du duc de Lorraine, et surtout de plaider en faveur de la paix (l'aide fournie par Richelieu aux princes protestants faisant craindre au pape l'intervention prochaine des Français dans la guerre de Trente Ans). Mais sous la pression des Espagnols, irrités des services de Mazarin, le pape le rappela en Avignon en mars 1635. De retour à Rome fin 1636, il tomba dans une demi-disgrâce. La mort du Père Joseph, conseiller de Richelieu et candidat officiel de la France au cardinalat, en décembre 1638, ouvrit de nouvelles perspectives à Mazarin.

Au service du roi de France
Invité par Louis XIII, Mazarin quitta définitivement Rome le 14 décembre 1639, pour entrer au service de la France, dont il adopta la nationalité l'année même, ce qui lui permit d'acquérir et de léguer des biens, y compris des bénéfices ecclésiastiques ; le roi lui octroya bientôt ceux de l'abbaye Saint-Médard de Soissons.
Plusieurs missions diplomatiques lui furent confiées : envoyé en 1641 à Turin, il rétablit l'alliance française avec Marie-Christine de Savoie ; il réussit à convaincre le duc de Bouillon de céder la place de Sedan à la France en 1642.


La nomination au cardinalat ayant été arrachée au pape par les instances de Richelieu, Mazarin reçut le bonnet des mains de Louis XIII le 6 mai 1642 à Valence. Richelieu considérait Mazarin non comme son successeur éventuel, mais comme le premier collaborateur de sa diplomatie. Richelieu mourut le 4 septembre 1642 après avoir recommandé Mazarin à Louis XIII. Mazarin ne cessa jamais de proclamer son admiration et sa reconnaissance pour son bienfaiteur, dont il poursuivit la politique.
Le 5 décembre 1642, Louis XIII fit entrer Mazarin au Conseil du roi. Pour attacher davantage le cardinal au service de la France et du Dauphin, le roi le nomma parrain du futur Louis XIV. Louis XIII mourut le 14 mai 1643 ; dès le 18, le parlement de Paris annulait son testament, qui instituait un Conseil de régence, dont Mazarin était l'un des membres.

Les premières années de la régence (1643-1648)
Le 18 mai 1643, quatre jours après la mort de Louis XIII, Anne d'Autriche, régente pour le compte de Louis XIV – qui n'avait que quatre ans et demi –, choisit Mazarin comme Premier ministre. Gaston d'Orléans devint lieutenant général du royaume et le prince de Condé chef du Conseil, nominations qui avaient surtout pour but d'éviter une rébellion des grands du royaume.
Mazarin fut un Premier ministre plus puissant encore que Richelieu ; ce dernier devait en effet compter avec Louis XIII, tandis qu'Anne d'Autriche laissa Mazarin seul maître des orientations de la politique. Il put compter sur le soutien sans faille de la régente, qui renforça son pouvoir dès 1644 en le faisant surintendant de sa maison, puis en 1646 en lui confiant l'éducation de Louis XIV.
Anne d'Autriche, en nommant Mazarin, ne rompait pas avec la tradition du règne précédent. Furent-ils époux (Mazarin n'était pas prêtre) ? Nul document ne permet de l'affirmer. Mais leur amour ne saurait faire de doute quand on lit leur correspondance. « De belle taille, le teint vif et beau, les yeux pleins de feu, le nez grand, le front large et majestueux », Mazarin était séduisant.


Le début de la régence fut marqué par la victoire de Rocroi, remportée en mai 1643 sur les Espagnols par le duc d'Enghien (le futur Grand Condé). Mais ce succès, qui faisait de la maison de Condé le soutien du trône, excita la jalousie d'anciens exilés et de ceux qui avaient cru l'emporter au début de la régence dans les faveurs de la reine. Le duc de Beaufort était le chef de cette cabale dite « des Importants », ainsi nommée à cause de la morgue affichée par les seigneurs conjurés. Au centre de la cabale, le duc de Beaufort souhaitait récupérer le gouvernement de la Bretagne, que Richelieu avait retiré à son père, César de Vendôme. La duchesse de Chevreuse soutenait les prétentions de la maison de Vendôme et de Châteauneuf. Les comploteurs, parmi lesquels se trouvait également le duc de Guise, voulaient que la reine éloignât Mazarin des affaires et avaient prévu de le remplacer par l'évêque de Beauvais, Augustin Potier. Mazarin réduisit la conspiration dès les mois suivants. Le duc de Beaufort emprisonné, Mme de Chevreuse de nouveau exilée, Mazarin fit vraiment à partir de ce moment figure de Premier ministre.
Le cardinal ne chercha pas à réformer les abus nés du système des fermes pour la perception des impôts ; au contraire, durant son ministériat, toute l'administration financière passa aux mains des traitants ou financiers. Michel Particelli d'Émery (vers 1595-1650), surintendant des Finances depuis 1643, créa en 1644 la taxe des aisés et la taxe du toisé, qui frappait les logements modestes construits dans les faubourgs de Paris au-delà de l'enceinte, pour procurer de l'argent au Trésor, épuisé par la poursuite de la guerre. Devant l'opposition du parlement, le président Barillon fut exilé.

La politique étrangère
La guerre de Trente Ans
La paix générale de la chrétienté, tel était le but ultime de la politique extérieure de Mazarin. Le congrès de Westphalie n'empêchait pas la poursuite de la guerre. En 1645, la conjoncture devint très favorable à la France : victoire de Nördlingen, retour de la paix entre la Suède et le Danemark au traité de Brömsebro, traité avec le Danemark, qui ouvrait le Sund au commerce français, mariage de Marie de Gonzague-Nevers avec Ladislas IV, roi de Pologne. Mazarin alors eut la tentation de se réconcilier avec l'Espagne au détriment des Pays-Bas. Il aurait échangé la Catalogne contre les Pays-Bas, lesquels auraient constitué la dot de la jeune infante qui aurait été fiancée au jeune Louis XIV. Son conseiller Servien le dissuada d'un tel projet.

Les affaires italiennes
En Italie également, Mazarin révélait de grandes ambitions. Il prépara une expédition contre les présides de Toscane, imaginant qu'assurée d'une base sur les côtes de Toscane la flotte française pourrait conduire Thomas de Savoie à Naples et provoquer une insurrection contre l'Espagne. L'expédition échoua en juillet 1646. Mais, en octobre, le succès de l'attaque contre l'île d'Elbe et Piombino entraîna à Rome un renversement de la politique du pape Innocent X, jusqu'alors hostile à la France et à Mazarin.
Une révolte populaire éclata en juillet 1647 à Naples ; Mazarin y vit une nouvelle possibilité d'affaiblir les Espagnols. Henri II, duc de Guise (1614-1664), s'y fit reconnaître « protecteur de la République », mais l'envoi d'une flotte permit le rétablissement du régime espagnol.

Les traités de Westphalie
Le 30 janvier 1648, les Espagnols conclurent une paix séparée avec les Provinces Unies. L'Espagne, qui pouvait maintenant porter son principal effort contre la France, aurait voulu prolonger son alliance avec l'empereur. Mazarin fit en quelque sorte la parade en concluant rapidement la paix de Westphalie. Abel Servien signa pour la France le 24 octobre 1648 le traité de Münster qui mettait fin à la guerre de Trente Ans. La France obtenait définitivement les Trois-Évêchés et les droits et possessions de la maison d'Autriche sur l'Alsace.

La Fronde

De 1648 à 1652, des troubles très confus, la Fronde, opposèrent le gouvernement royal au parlement de Paris, puis aux princes, enfin à une coalition hétéroclite groupant parlementaires, compagnies d'officiers, nobles. Sur la personne de Mazarin se cristallisèrent tous les mécontentements. La convocation des états généraux fut au cœur des revendications des gentilshommes, tandis que les grands ne voulaient que le renvoi du cardinal et que les parlementaires, eux, souhaitaient défendre leurs intérêts tout en essayant d'élargir leur pouvoir politique. L'impossibilité pour ces trois groupes de frondeurs de s'entendre pour mener une politique commune d'opposition à Mazarin fut pour celui-ci le premier gage de son succès.
En 1648, le parlement tenta d'interdire à Mazarin de diriger les affaires du royaume en vertu d'un arrêt de 1617 pris contre Concini – sans que cela eût d'effet. À plusieurs reprises, devant la résolution de ses adversaires, Mazarin dut s'enfuir : en septembre 1648, il partit avec le roi et la régente à Saint-Germain-en-Laye ; durant l'année 1650, il fit plusieurs voyages dans le royaume, dans le but de consolider son pouvoir ; dans la nuit du 6 au 7 février 1651, il quitta Paris afin de faire retomber l'agitation du parlement, des nobles et des princes, pour une fois tous unis contre lui. Il s'exila alors volontairement en Allemagne, à Brühl, dans un château de l'archevêque-Électeur de Cologne, tout en continuant d'échanger une correspondance secrète avec la régente. La majorité de Louis XIV fut proclamée le 7 septembre 1651, mais le jeune roi ayant solennellement délégué son pouvoir à sa mère, et Mazarin ayant conservé toute la confiance de celle-ci, il resta de fait à la direction des affaires.
Ses adversaires se divisant comme il l'avait prévu, il put rejoindre la cour à Poitiers le 28 janvier 1652 avec sept mille hommes recrutés à ses frais en Allemagne. Après un nouvel exil en août 1652 à Bouillon, la fin de la Fronde et le retour du roi à Paris en octobre suivant, il attendit le 3 février 1653 pour regagner à son tour la capitale où il fut acclamé par les Parisiens.

La toute-puissance du Premier ministre
Introduction
Le sacre de Louis XIV le 7 juin 1654 marquait le rétablissement définitif de la paix intérieure et la victoire de Mazarin, désormais tout-puissant.

La politique extérieure
L'empereur Ferdinand III mort sans héritier vivant, Mazarin, qui avait songé un moment à faire élire Louis XIV empereur et rêvé pour lui-même de la tiare papale, devint le protecteur de la ligue du Rhin (1658), qui obligeait le nouvel empereur Léopold Ier à respecter les accords de Westphalie.
Mais la guerre extérieure continuait avec l'Espagne, qui avait refusé de signer le traité de Münster. Mazarin pensa contraindre l'Espagne à la paix grâce aux succès militaires de Turenne ; mais la défaite du maréchal de La Ferté à Valenciennes et la perte de la ville de Condé rompirent les négociations entamées à Madrid par Hugues de Lionne (1611-1671) durant l'été 1656. Le cardinal, pour attaquer les villes côtières de Flandre, s'allia par le traité de Paris en mars 1657 avec Cromwell ; ce traité militaire faisait suite à un traité de commerce conclu en 1655 qui mettait fin aux actes de pirateries entre Anglais et Français. L'alliance renouvelée en mars 1658 permit le 14 juin la victoire des Dunes, remportée par Turenne sur Condé (passé dans le camp espagnol), et la prise de Dunkerque. Turenne poursuivit alors son avance jusque vers Bruxelles, mais dans l'intervalle, la mort de Cromwell et l'activité diplomatique entre Paris et Madrid avaient permis d'envisager la paix.
Désireux de conclure cette paix avec l'Espagne en mariant Louis XIV et l'infante, le cardinal fit craindre à l'Espagne, lors d'un voyage du roi à Lyon, la possibilité d'un mariage entre Louis XIV et Marguerite de Savoie. Inquiète, l'Espagne se décida à envoyer Antonio Pimentel à Lyon pour négocier. Mazarin encouragea le roi à rompre l'idylle qu'il avait avec Marie Mancini (1640-1715), l'une des nièces du cardinal.
Les pourparlers de paix commencés à Lyon en 1658, poursuivis à Paris, la rencontre dans l'île des Faisans entre Mazarin et le Premier ministre espagnol Luis de Haro d'août à novembre 1659 aboutirent à la signature le 7 novembre du traité des Pyrénées, qui mettait fin à la guerre. Le prince de Condé, pour sa part, reçut le pardon du roi – la cérémonie eut lieu à Aix-en-Provence au début de 1660.
La France obtenait définitivement l'Artois, la Cerdagne, le Roussillon. Et surtout, le mariage entre Louis XIV et l'infante était conclu, Marie-Thérèse renonçait à la couronne d'Espagne moyennant une dot de 500 000 écus d'or (cette somme ne sera jamais versée). Le couple royal entra à Paris le 26 août 1660 dans la joie générale. Le parlement envoya une députation extraordinaire au cardinal pour le remercier de la conclusion du traité des Pyrénées et du mariage du roi.
L'Europe entière consacra la toute-puissance de Mazarin en le sollicitant pour arbitrer la paix du Nord : le traité d'Oliva mit fin en mai 1660 au conflit entre la Pologne, le Brandebourg et la Suède ; le traité de Copenhague de juin 1660 rétablissait la paix entre le Danemark et la Suède. Mazarin, grâce à son talent de diplomate et à sa connaissance approfondie des affaires européennes, avait fait de la France la grande puissance de l'Europe.

Les affaires intérieures
Mazarin gouverna aidé de Michel Le Tellier à la Guerre, de Hugues de Lionne aux Affaires étrangères et de Nicolas Fouquet aux Finances. Mazarin laissa à Fouquet toute liberté pour la gestion des fonds publics ; peu lui importait les moyens par lesquels Fouquet se procurait l'argent qu'il exigeait pour financer sa politique extérieure.
Le cardinal se servit du mouvement janséniste français pour neutraliser le pape, hostile à la guerre entre l'Espagne et la France, en détournant son attention de la lutte entre les deux pays et en lui donnant la possibilité d'exercer son autorité de chef spirituel. Peu intéressé par les questions religieuses, Mazarin sacrifia les jansénistes à la poursuite de sa politique extérieure. Le 10 juillet 1653, il présida l'assemblée du clergé qui se prononça pour la réception en France de la bulle d'Innocent X Cum occasione condamnant la doctrine de l'Augustinus et assurant le triomphe des jésuites. L'agitation ne retomba pas : Pascal écrivit alors ses Provinciales (publiées en 1656-1657), tandis que les jansénistes recevaient également le soutien du cardinal de Retz. En 1660, Mazarin résolut de faire signer à tous les ecclésiastiques de France un formulaire, inacceptable pour les jansénistes puisqu'il condamnait cinq propositions de l'Augustinus, de Jansenius, enclenchant ainsi la longue persécution de Port-Royal et de ses adeptes. Mazarin fit fermer en 1661 les « petites écoles » et disperser les « solitaires ». Le cardinal profite de cette affaire pour obtenir que le Saint-Siège admette la démission du cardinal de Retz de sa dignité archiépiscopale.
L'autorité du ministre ne fit que croître durant les dernières années de sa vie, le roi le laissant entièrement libre de ses décisions. Louis XIV semblait « l'aimer par-dessus tout le monde ». Mazarin se chargea de l'éducation politique du roi, qui, dès l'âge de seize ans, fut associé régulièrement aux travaux de ses différents conseils. Le Conseil de régence fut remplacé à la majorité de Louis XIV par un Conseil étroit (ou Conseil d'en-haut).
Le cardinal voulait laisser après sa mort Louis XIV en mesure de gouverner sans l'aide d'un Premier ministre.

La maison du cardinal
Mazarin amassa une prodigieuse fortune durant son ministériat. Colbert remit de l'ordre après la Fronde dans cette fortune déjà considérable, mais mal gérée. Les revenus du cardinal provenaient de ses gouvernements d'Alsace, de Vincennes, de La Rochelle, de l'évêché de Metz et de 27 abbayes, mais aussi d'« affaires » financières scandaleuses.
Mazarin fit venir à Paris ses neveux et nièces Mancini et Martinozzi, qui épousèrent de grands noms de la noblesse française. Hortense Mancini épousa en 1661 Armand Charles de La Porte, marquis de La Meilleraye puis duc de Mazarin. Ainsi également de Laure Mancini, mariée au duc de Mercœur, Laura Martinozzi, mariée au fils du duc de Modène, tandis que sa sœur Anna-Maria épousait le prince de Conti. Enfin, Marie Mancini, de laquelle Louis XIV fut amoureux vers 1658, fut éloignée par son oncle à Rome, où elle épousa un prince Colonna.
Collectionneur, Mazarin assembla dans son palais (devenu la Bibliothèque nationale) des sculptures, peintures, tapisseries, joyaux, meubles, dont une partie provenait de la vente de la collection de Charles Ier d'Angleterre. Gabriel Naudé (1600-1653) s'occupa de la bibliothèque de Mazarin, dispersée durant la Fronde, puis reconstituée et léguée au collège des Quatre-Nations (fondation posthume de Mazarin, aujourd'hui Institut de France). Mazarin aimait donner des représentations théâtrales (il fit jouer plusieurs pièces de Molière), des fêtes, des festins. Il introduisit en France l'opéra italien, les machines de Giacomo Torelli (1604 ou 1608-1678), les mises en scène somptueuses. Il fonda l'Académie royale de peinture et de sculpture.

Mazarin mourut le 9 mars 1661 à Vincennes. Louis XIV ayant refusé la fortune qu'il lui léguait, c'est le neveu du cardinal, le duc de La Meilleraye, qui fut son légataire universel. Mazarin laissait un actif de plus de 35 millions de livres – la plus grosse fortune de son siècle, peut-on estimer, nettement plus importante que celle de Richelieu – dont 8 700 000 livres en argent liquide et 4 400 000 livres en objets précieux et bijoux. Parmi ses débiteurs figuraient le roi d'Angleterre (pour 660 000 livres), la reine de Pologne (300 000 livres) ou encore Christine de Suède. Les revenus du cardinal s'élevaient à plus de 1 600 000 livres par an ; il s'agissait pour un tiers (572 000 livres) de revenus ecclésiastiques – dont 140 000 livres tirées de la seule abbaye de Saint-Denis.
Mazarin, qui avait été si violemment décrié, laissait le royaume pacifié et victorieux. Il avait préparé les conditions politiques et idéologiques qui permirent au règne de Louis XIV d'être tout de suite très brillant.

Les mazarinades

Pamphlets, chansons, poèmes burlesques, satires publiés durant la Fronde et dirigés principalement contre Mazarin. Les pamphlets rendaient le cardinal responsable de la crise et attaquaient son origine étrangère, sa fortune rapide, ses amours, son incapacité dans les affaires intérieures, sa politique extérieure. Mais chaque parti ayant ses propres pamphlétaires, Anne d'Autriche, Gaston d'Orléans, le Grand Condé, le cardinal de Retz et les financiers furent aussi attaqués.
Célestin Moreau dans sa Bibliographie des mazarinades (1850) dénombra environ 4 000 pièces. La Requeste des trois estats présentée à Messieurs du Parlement, l'Histoire du temps, le Catalogue des partisans comptent parmi les mazarinades les plus importantes. Les pamphlétaires les plus illustres furent : Gui Joly, Jean-François Sarasin, Olivier Patru, Gui Patin, Scarron, etc. G. Naudé, bibliothécaire de Mazarin, réfuta dans le Mascurat ou Jugement de tout ce qui a été imprimé contre le cardinal de Mazarin vers (1650) les accusations lancées contre Mazarin.

 

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MONTESQUIEU

 

 

 

 

 

 

 

Charles de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu

Écrivain français (château de La Brède, près de Bordeaux, 1689-Paris 1755).

       
Charles-Louis de Secondat de La Brède, dit Montesquieu.
Naissance
Le 18 janvier 1689 au château de La Brède, près de Bordeaux.
Famille
Vieille noblesse provinciale d’origine protestante. Il sera baron de La Brède. Il épouse une protestante, Jeanne de Lartigue.
Formation
Élève au collège oratorien de Juilly (diocèse de Meaux), puis études de droit. Avocat, conseiller au Parlement de Bordeaux, il hérite d’une charge de président à mortier.
Début de sa carrière
Membre de l’Académie des sciences de Bordeaux ; ses discours ont un grand succès. En 1716, il conseille au Régent d’amoindrir les impôts.
Premiers succès
Les Lettres persanes, écrites entre 1717 et 1720, première œuvre de Montesquieu, paraissent anonymement en 1721. Face à l’ampleur du succès, alors qu’il fréquente les salons parisiens, il s’en reconnaît l’auteur. En 1724, il fait paraître Le Temple de Gnide, poème en prose licencieux. En 1728, il est élu à l’Académie française. Après un tour d’Europe, il écrit Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734).

Publications majeures :
L’Esprit des lois, en 1748. Il publie anonymement cet ouvrage, fondamental pour l’histoire du droit et des idéaux démocratiques, qui est mis à l’Index (le pape en interdit la lecture) en 1751. Il participe à l’Encyclopédie et rédige notamment l’article « Goût ».
Mort
Il meurt le 10 février 1755, à Paris. Diderot est le seul « philosophe » à suivre son enterrement.

Tradition et modernité

Né au milieu du Grand Siècle, disparu avant les années décisives de la bataille encyclopédiste, Montesquieu n'a pas vécu les grands combats des lumières. Fier de ses « trois cent cinquante ans de noblesse prouvée », quoique sa baronnie soit récente, il reste jusqu'à sa mort « le Président », bien des années après la vente précoce de sa charge au parlement de Bordeaux. Attaché à sa petite patrie, à ses relations bordelaises, à ses terres qu'il gère en vigneron entreprenant, mais aussi en seigneur soucieux de ses « droits », à ses tours de La Brède, comment serait-il l'homme des ruptures ? Il n'est pas jusqu'à sa culture qui ne revête un caractère traditionnel : plus de la moitié des trois mille ouvrages de sa bibliothèque sont en latin.
Mais cet homme de tradition fut aussi un moderne, parvenu à l'âge d'homme au moment où s'achevait la fameuse querelle dont la signification n'est pas étroitement littéraire. Il s'est formé dans cette période de la « crise de conscience européenne » où l'ordre ancien et les valeurs admises sont ébranlés par un grand vent de contestation, et, jusqu'à sa mort, son horreur du « despotisme » s'est nourrie du souvenir des années sombres du règne de Louis XIV. L'éducation reçue chez les Oratoriens de Juilly, moins classiquement rhétorique que celle que dispensaient les collèges jésuites, a pu le prédisposer à jeter sur le vieux monde un regard neuf. Surtout, ce « grand provincial » est très tôt devenu un Parisien qui ne cessera d'être attiré par la capitale de l'Europe éclairée. Car cette attirance n'est pas seulement mondaine. L'aristocratie que Montesquieu fréquente dans les salons parisiens, notamment dans celui de Mme de Lambert, est aussi une élite intellectuelle où voisinent « beaux esprits », gens de lettres, savants et philosophes. Sa position sociale, le succès des Lettres persanes, son titre d'académicien lui ouvrent l'Europe entière lorsqu'il entreprend en 1728 le « grand tour » qui le conduit pendant trois ans de Vienne à Venise, à Florence et à Naples, de Rome en Hollande et à Londres, où il séjourne près de dix-huit mois. Grâce aux gazettes et aux récits de voyages, l'horizon s'élargit encore : à côté de l'Antiquité classique et des « origines » de la monarchie française ou de l'Europe contemporaine, les civilisations lointaines – la Perse, la Guinée, les deux Indes, le Japon, la Chine – ont leur place à La Brède. Français « par hasard », malgré l'enracinement dans le terroir natal, Montesquieu se veut citoyen du monde : il l'est de pratique autant que de vocation.
S'il inaugure un siècle cosmopolite, ce n'est cependant guère dans ses aspects futiles et superficiels. En voyage, il a la curiosité légère du mondain qu'amuse le pittoresque des mœurs, mais aussi une attention méthodique aux systèmes politiques comme aux aspects économiques, voire militaires de la vie des États. Peu sensible aux paysages, il découvre les beaux-arts en Italie, mais la beauté des œuvres, sans lui être étrangère, le retient moins que la manière dont elles sont faites. Tout au long de sa vie, il pousse jusqu'à la technicité le goût des observations précises et des faits de l'espace et du temps qui s'accumulent dans ses cahiers : Mes pensées, Spicilège, Voyages, Geographica. Mais son ambition intellectuelle déborde de beaucoup celle des « recueils » de curiosa, qui continuent, au xviiie s., la tradition de l'érudition humaniste. Montesquieu a la curiosité raisonnée du philosophe qui rapproche et relie les faits qu'isole l'observation superficielle, et il excelle à découvrir entre eux des rapports inattendus. Il a enfin le goût de l'utile et la passion du bien public. Moderne surtout par sa volonté de comprendre, pour qu'on y vive mieux, le monde où il vit.

les « Lettres persanes » (1721) : un bilan lucide
« Quand j'arrive dans une ville, je vais toujours sur le plus haut clocher ou la plus haute tour pour voir le tout ensemble » (Voyages).

C'est un signe des temps que ses premiers travaux nous le montrent tenté à la fois par la science et par la politique. Son Mémoire sur les dettes de l'État (1716) et sa Dissertation sur la politique des Romains dans la religion (1716) sont des œuvres de circonstance où il prend position sur les difficultés financières et religieuses de la Régence. Elles sont immédiatement suivies d'un projet d'une Histoire physique de la terre ancienne et moderne (1719), projet que Buffon 1707-1788 réalisera trente ans plus tard – et d'Observations sur l'histoire naturelle, où un amateur malhabile se révèle hardi philosophe. Montesquieu s'y range parmi les « cartésiens rigides », pour qui les mystères de la génération relèvent du seul « mouvement général de la matière ». On peut voir dans ces premiers écrits et dans la double vocation dont ils témoignent au moins autant que dans la lecture de La Bruyère, de J.-P. Marana ou de C. Cotolendi, la « source » directe des Lettres persanes.
Composées en trois ans, de la fin de 1717 à la fin de 1720, celles-ci ne sont ni le badinage imprudent que déplorait Marivaux, ni l'œuvre délibérément subversive qu'y découvrait naguère P. Valéry, mais le bilan lucide d'un monde en crise. Livre spirituel, certes, où l'on passe par toutes les nuances de l'ironie, de l'amusement au sarcasme et à la satire indignée, mais aussi livre sérieux, qui traite de problèmes graves et où déjà l'auteur s'interroge sur les conditions et les modes du bonheur social. Livre frondeur, qui dénonce les unes par les autres les fausses valeurs de l'Orient musulman et de l'Occident chrétien, et dont le pouvoir de contestation va bien au-delà du simple persiflage, mais aussi essai positif pour définir de vraies valeurs, celles qui fonderont l'humanisme des lumières : raison, justice, liberté, tolérance, « industrie ». Œuvre inquiète, comme son héros, le persan Usbeck, partagé entre le scepticisme et l'idéalisme. Il n'est pas jusqu'à l'apparent désordre de la composition, si éloigné de la rigueur classique, qui ne fasse des Lettres persanes à la fois un modèle de rationalisme critique et un chef-d'œuvre de scintillement rococo.

L'essai d'une méthode : les « Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence » (1734)
« En laissant beaucoup voir, il laisse encore plus à penser et il aurait pu intituler son livre, histoire romaine, à l'usage des hommes d'État et des philosophes » (d'Alembert).
Lorsque Montesquieu, à son retour d'Angleterre, médite sur l'histoire de Rome, ce n'est pas pour oublier le présent. Les Considérations ne sont pas une œuvre scolaire ou académique ; elles fourmillent d'allusions à l'actualité, et ce n'est pas sans raison qu'elles furent d'abord imprimées en même temps que d'audacieuses Réflexions sur la monarchie universelle en Europe, à la diffusion desquelles l'auteur renonça par prudence au dernier instant ; alors que la guerre de la Succession de Pologne ravivait les plus mauvais souvenirs du règne précédent, une étude de l'impérialisme romain n'éloignait guère des problèmes du moment. Un autre parallèle s'imposait du reste à l'esprit de Montesquieu et de ses lecteurs : l'analogie entre la république romaine et la monarchie anglaise. La rédaction des Romains est contemporaine de l'analyse de la Constitution anglaise, qui deviendra le plus célèbre chapitre de l'Esprit des lois. Il faut lire le livre comme une leçon sur les dangers du « despotisme » et comme une réflexion sur les conditions concrètes de la liberté : les « divisions » de la république, que Bossuet condamnait, empêchaient en réalité tout « abus de pouvoir » ; au contraire, l'ordre monolithique instauré par Auguste, « rusé tyran », n'était que « servitude ».
À ce plaidoyer discret en faveur du pluralisme politique s'ajoute une leçon philosophique qui est sans doute la principale contribution des Romains au progrès de l'historiographie. Si Montesquieu a beaucoup lu, son érudition n'est pas neuve et sa méthode est fort peu critique ; il traite, par exemple, des origines de Rome avec une parfaite indifférence au débat ouvert depuis une dizaine d'années à l'Académie des inscriptions et belles-lettres sur le héros éponyme et la suite traditionnelle des sept rois de Rome. Mais il renonce aux facilités de l'histoire narrative, épique ou tragique au profit d'une analyse en profondeur pour laquelle l'articulation des « causes générales » et des « causes particulières » a plus d'importance que l'affrontement spectaculaire des grands hommes. Nous dirions aujourd'hui que sa conception de l'histoire est structurale et non événementielle. Laïcisant le providentialisme de Bossuet et l'occasionnalisme de Malebranche, Montesquieu n'aperçoit dans le destin de Rome ni une succession de hasards ni la manifestation visible des desseins secrets de Dieu, mais le développement nécessaire d'une situation historique et d'un système politique : l'histoire est rationnelle.« De l'esprit des lois » (1748) ou la synthèse impossible
« Newton a découvert les lois du monde matériel : vous avez découvert, Monsieur, les lois du monde intellectuel » (lettre de Charles Bonnet, 14 novembre 1753).

La rationalité de l'histoire fait que les lois et les usages, même les plus aberrants pour la raison occidentale moderne, ont un « esprit ». Vingt ans de lecture, d'observations et de méditations ont convaincu Montesquieu que les hommes n'étaient pas « uniquement conduits par leurs fantaisies ». Échappant au double écueil du dogmatisme et du pyrrhonisme, le philosophe du droit s'emploie donc à expliquer la raison des choses. Tâche immense où s'épuise l'enthousiasme intellectuel d'un homme devenu à demi-aveugle : la genèse tourmentée de l'ouvrage, les tâtonnements de sa composition en attestent la difficulté. Mais on a trop parlé, dès 1748, du « désordre » l'Esprit des lois. À défaut d'un plan rigoureux, une lecture attentive découvre dans les trente et un livres, dans la succession déconcertante des chapitres, réduits parfois à quelques lignes, dans le miroitement d'un style lapidaire qui va de l'épigramme à l'anaphore lyrique la « chaîne secrète » d'une pensée souple et nerveuse, soucieuse de tout embrasser et de tout comprendre. Pionnier d'une science nouvelle, comme l'ont montré tour à tour A. Comte, E. Durkheim, G. Gurvitch, S. Cotta, R. Aron et L. Althusser, Montesquieu est le grand précurseur de la sociologie moderne : le premier à concevoir l'ensemble du corps politique comme une totalité dont tous les éléments – climat, économie, mœurs, institutions – agissent les uns sur les autres selon une logique rigoureuse. Ce serait cependant fausser le « dessein de l'ouvrage » que d'y chercher seulement l'amorce d'une science positive des faits sociaux. Pour Montesquieu, la justice et le droit naturel sont partie intégrante de la « nature des choses » : la nécessité de la nature se confond avec la finalité d'un ordre orienté vers le meilleur. Mais cette démarche optimiste se heurte à des institutions – l'esclavage, le despotisme, etc. – dont la raison la plus compréhensive ne parvient pas à prendre son parti. Alors, l'idéalisme conservateur se mue en idéalisme critique. Toute l'ambiguïté politique de l'Esprit des lois est commandée par sa double visée méthodologique, à moins que la première, à l'inverse, n'explique la seconde.
Dès 1748, le « libéralisme aristocratique » de Montesquieu a été l'objet d'interprétations contradictoires. Au xixe s., l'auteur de l'Esprit des lois est passé abusivement pour le parrain du système parlementaire. En réalité, il n'a été ni « l'opposant de droite » à la monarchie absolue (L. Althusser), ni le théoricien du capitalisme mercantile (Etiemble) dont on parle de nos jours. On ne résume pas en une formule univoque l'œuvre aux facettes multiples d'un homme qui a su unir de façon aussi exemplaire, dans le cadre que lui imposait la société de son temps, la passion de la raison et la passion de la liberté.

Montesquieu et la science politique
Introduction
Montesquieu s'inscrit dans le grand courant de réflexion politique des philosophes du xviiie s. Ce théoricien, qui explique la diversité des races et des tempéraments humains par la diversité des climats qu'ils subissent, a disséqué la société en classant les différents types de gouvernement avec une originalité de méthode et une modernité que ne renierait pas la sociologie politique contemporaine.

Les trois gouvernements
La république, la monarchie, le despotisme, tels sont les trois types de gouvernement que Montesquieu identifie.
Dans le premier, le chef du gouvernement s'adresse directement à ses sujets, égaux dans la liberté : « Le peuple en corps ou seulement une partie du peuple (c'est ce qui distingue la “ démocratie ” de l'“ aristocratie ”) a la souveraine puissance » ; le peuple délègue son autorité au gouvernement qui le représente.
Dans le deuxième cas, le monarque gouverne, par l'intermédiaire de corps privilégiés, des sujets égaux dans l'obéissance : « Un seul gouverne mais par des lois fixes et établies. Des corps intermédiaires ont reçu du souverain une délégation de puissance […] Ce peuple est soumis à l'autorité royale. »
Quant au troisième cas, c'est le règne absolu du despote sur des esclaves égaux dans la servitude : « Un seul, sans lois et sans règles, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices […] on a reçu l'ordre et cela suffit. » Le peuple subit le joug tyrannique d'un maître absolu.

Le principe des gouvernements
Chaque type de gouvernement repose sur un principe, un ressort qui commande son action et assure sa sauvegarde.
Le gouvernement républicain repose sur le principe de vertu – la subordination volontaire de l'intérêt particulier au bien général –, car les citoyens sont garants de la loi ; la vertu doit leur permettre de faire face à leurs devoirs et à leurs droits civiques.
Le gouvernement monarchique a pour principe l'honneur : le code de l'honneur doit permettre aux corps privilégiés, auxquels des responsabilités sont confiées, de remplir leur mission ; au-delà, la mécanique constitutionnelle permet le libre jeu des égoïsmes.
Le gouvernement despotique a pour principe la crainte : « Il faut […] que la crainte y abatte la courage et y éteigne jusqu'au moindre sentiment d'ambition. »

La théorie des pouvoirs intermédiaires
Parmi les esprits éclairés qui souhaitaient un changement modéré de l'organisation politique (mais qui ne soupçonnaient pas l'imminence d'une révolution), Montesquieu figurerait comme partisan d'une monarchie tempérée, où le roi ne peut s'abandonner à la tentation de devenir un despote, ni le peuple à celle de libérer ses instincts d'indépendance ; comme illustration de cet équilibre, il cite la monarchie anglaise, caractérisée d'après lui par « la liberté des honnêtes gens à l'abri des lois », la séparation des pouvoirs, la puissance du commerce et la prospérité générale. C'est d'ailleurs le rôle des corps privilégiés (essentiellement clergé, noblesse, parlements) de garantir la paix intérieure du royaume : c'est à eux, ces « pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants », qu'il incombe de tenir l'État dans un certain équilibre.

La théorie de la distinction des pouvoirs
Dans le même esprit de modération et d'équilibre, Montesquieu recommande que les pouvoirs ne soient pas concentrés dans les mêmes mains. Trois niveaux de pouvoirs sont distingués : le pouvoir exécutif, où « un seul agit mieux que plusieurs » ; le pouvoir législatif, qui rédige, corrige et abroge les lois, et qui appartient en principe au peuple ou à ses représentants ; le pouvoir judiciaire, enfin, qui juge d'après les lois et qui relève d'organismes particuliers (parlements).

Montesquieu et la science politique
Montesquieu inaugure une méthode nouvelle pour l'étude des faits qui touchent au gouvernement des sociétés. La politique était pour Machiavel une technique réglée par la seule opportunité, pour Bossuet une mystique ayant ses sources dans l'Écriture sainte. Elle devient avec Montesquieu une science fondée sur la connaissance précise des rapports souhaitables des hommes entre eux : « Les lois sont bonnes lorsqu'elles réalisent non pas l'équité et la justice en soi, mais la part d'équité et de justice qui s'accommode avec le climat, le terrain et les mœurs. » Si ce n'était un anachronisme, on pourrait qualifier la classification des gouvernements de Montesquieu d'un terme emprunté à la sociologie moderne : Montesquieu fait la typologie des régimes.

Montesquieu et le libéralisme politique
Les idées de Montesquieu, penseur libéral, ont exercé une influence profonde : les législateurs des assemblées révolutionnaires lui ont emprunté le principe de la séparation des pouvoirs et tout un programme de réformes. Comme celle des autres philosophes de son siècle, appuyant leur réflexion sur les sciences de l'homme, l'analyse politique de Montesquieu a toujours eu une importante dimension morale.
Mais bien qu'aspirant à un certain changement, Montesquieu sait que « tout se tient dans le corps politique » et que, par conséquent, toute modification est difficile. « Il n'appartient, dit-il, de proposer de changement qu'à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer d'un coup de génie toute la constitution d'un État. »

Les œuvres
Les œuvres majeures

Les Lettres persanes
« À Cologne chez Pierre Marteau » (en réalité chez J. Desbordes, Amsterdam), 1721 ; nouvelle édition corrigée et augmentée, ibidem, 1755. (Bibliographie dans l'édition critique établie par P. Vernière, « Classiques Garnier », 1960.)
Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence
Amsterdam, J. Desbordes, 1734 ; nouvelle édition, Paris, 1748. (Édition Camille Jullian, Hachette, 1896 ; H. Barckhausen, Imprimerie nationale, 1901 ; J. Ehrard. Garnier-Flammarion, 1968.)
De l'esprit des lois
Genève, Barrillot et fils, 1748 ; nouvelles éditions revues, ibidem (en réalité Paris, Huart et Moreau), 1749 et 1750 ; édition posthume « revue, corrigée et considérablement augmentée par l'auteur », Londres, 1757. (Édition J. de Brethe de La Gressaye, Les Belles Lettres, 4 volumes, 1950-1961 ; textes choisis, présentés et annotés par J. Ehrard, Éditions sociales, 1969.)
Autres œuvres
Histoire véritable
Édition R. Caillois, « Textes littéraires français », Genève, Droz, 1949.
Essai sur le goût
Édition Ch. J. Beyer, ibidem, Genève, Droz, 1967.
Œuvres complètes
Éditions R. Caillois, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 volumes, 1949-1951.
Éditions André Masson, Nagel, 3 volumes, 1950-1955 (tome I : reproduction des œuvres complètes de 1758 ; tome II : Mes pensées, Geographica, Spicilège, Voyages ; tome III : œuvres diverses, correspondance, etc.) ; éditions Daniel Oster, « l'Intégrale », Éditions du Seuil, 1964.

 

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JEAN-PAUL SARTRE

 

 

 

 

 

 

 

Jean-Paul Sartre


Philosophe et écrivain français (Paris 1905-Paris 1980).
Introduction
L'ensemble de la simple bibliographie de Sartre couvre, sous la couverture blanche et rouge de Gallimard, son éditeur de toujours, un peu plus de mille pages. C'est dire l'extraordinaire fécondité du dernier écrivain ensemble philosophe, romancier, essayiste et homme de théâtre. Ce littérateur protéiforme fut aussi le premier – et, à ce jour, le dernier – des « intellectuels engagés », témoins de leur siècle, toujours sur le front de tous les combats, quelque douteux qu'ils puissent paraître, a posteriori, aux censeurs qui, sur le coup, se dispensaient « courageusement » de prendre parti.
L'immense fortune critique de Sartre, à peine entamée par les contempteurs qui depuis sa mort ont enfin donné de la voix, tient dans ce concept d'« universel singulier » qui est au cœur de son œuvre : tout homme, dans sa solitude, témoigne pour toute la collectivité ; Sartre, dans son exemplarité absolue, d'ailleurs élaborée et préservée avec soin, est le grand témoin de son siècle – il est, comme on l'avait dit de V. Hugo seul avant lui, l'« homme-siècle ».

L'enfant dans la bibliothèque
Jean-Paul Sartre est né le 21 juin 1905 à Paris. Quelques mois plus tard, son père, Jean-Baptiste, meurt. Dans les Mots, son essai quasi autobiographique, quasi analytique, écrit en 1960, Sartre, disciple distancié de Freud, note : « La mort de Jean-Baptiste fut la grande affaire de ma vie : elle rendit ma mère à ses chaînes, et me donna la liberté. […] Ce n'est pas tout de mourir : il faut mourir à temps. Plus tard, je me fusse senti coupable ; un orphelin conscient se donne tort : offusqués par sa vue, ses parents se sont retirés dans leurs appartements du ciel. Moi, j'étais ravi : ma triste condition imposait le respect, fondait mon importance ; je comptais mon deuil au nombre de mes vertus. »
« Jusqu'à dix ans, je restai seul, entre un vieillard et deux femmes. » Cet enfant sans complexe d'Œdipe est élevé par son grand-père maternel : « C'était un homme du xixe s. qui se prenait, comme tant d'autres, comme Victor Hugo lui-même, pour Victor Hugo. » La comparaison n'est pas innocente : miroir décalé de ce grand-père qui « forçait un peu sur le sublime », Sartre se donne pour modèle le grand poète, et grand républicain, aux funérailles duquel tout Paris s'était pressé. Hugo avait dit, enfant : « Je serai Chateaubriand ou rien. » On peut imaginer le jeune Sartre se proposant un destin semblable – ne récrit-il pas en alexandrins, vers sept-huit ans, les Fables de La Fontaine ? Ses premiers fantasmes avoués sont d'arriver à la gloire par la littérature. Ses premières lectures l'y ont déterminé résolument.

Sartre est dès l'enfance un lecteur vorace – avalant les romans-feuilletons de son temps, Jules Verne ou Michel Zévaco (les Pardaillan, héros rebelles des temps de la Ligue). Sartre, comme il l'a raconté dans les Mots, entre en littérature très tôt, et la littérature oriente sa vie vers la littérature. Il est significatif que ses héros favoris, de Michel Strogoff à Pardaillan, soient des hommes d'action et, en général, des rebelles. Celui qui passera pour l'archétype de l'intellectuel fonde sa morale sur une esthétique de l'action qui n'a d'autre logique que celle du « panache », forcément de l'opposition. En même temps, ces romans populaires, « étranges romans, toujours inachevés, toujours recommencés ou continués, comme on voudra, sous d'autres titres, bric-à-brac de contes noirs et d'aventures blanches, d'événements fantastiques et d'articles de dictionnaires », constituent le modèle archaïque du roman sartrien, qui juxtapose volontiers le « grotesque sublime » à la Hugo et le « grotesque triste » flaubertien.
Entre un grand-père protestant et une grand-mère catholique, possédé par le besoin de croire (les métaphores bibliques et christiques abondent dans son œuvre, même si elles servent à chaque fois à exprimer une vision athée de la vie), il se réfugie dans le culte de l'art : son immense étude sur Flaubert (l'Idiot de la famille, 1971-1972) est aussi une forme d'autobiographie, dénonçant ce mythe littéraire de la forme, mythe bourgeois par excellence, qui a bercé son enfance et son adolescence.

Sartre le professeur
Sartre, « programmé » pour être bon élève, « caniche d'avenir », fait des études excellentes à Paris et à La Rochelle, où l'a entraîné le second mari de sa mère – polytechnicien haï, type même du « bourgeois » qu'il méprisera toute sa vie. Il prépare l'École normale supérieure à l'internat du lycée Louis-le-Grand, à Paris, tout en publiant ses premiers textes (l'Ange du morbide, Jésus-la-chouette) dans la Revue sans titre (1923) : les influences conjuguées de Flaubert, Goncourt et Maupassant, l'amour pour Jules Laforgue, Valéry ou Proust, la lecture assidue de Nietzsche et de Schopenhauer, le tout additionné d'autodérision, forment le premier Sartre.
Il est remarquable que ses lectures secondes l'orientent vers l'esthétique de l'art pour l'art, en littérature (« J'aurais rêvé de n'exprimer mes idées que dans une forme belle – je veux dire dans l'œuvre d'art, roman ou nouvelle »), et une certaine forme de nihilisme, en philosophie : « Je fais illusion, j'ai l'air d'un sensible et je suis un désert. » (Carnets de la drôle de guerre, 1939, édité en 1983). Ses premiers écrits sont d'ailleurs des contes philosophiques (Une défaite, récit des amours de Nietzsche et de Cosima Wagner, Er l'Arménien la Légende de la vérité parue dans Bifur) dignes d'un Platon qui aurait lu Flaubert.
À « Normale Sup », ses condisciples et futurs philosophes Raymond Aron ou Maurice Merleau-Ponty le considèrent déjà comme un génie : il a appartenu à Sartre d'être le dernier « grand homme » de la littérature française, et d'opérer en même temps la liquidation du concept de « grand homme ». Après Victor Hugo, Jean-Paul Sartre, après Sartre, plus rien.
Reçu premier à l'agrégation de philosophie en 1929 (après un échec, l'année précédente, qui avait surpris tout le monde), il rencontre Simone de Beauvoir, celle qu'il appellera le « Castor », compagne ou complice d'une vie (comme elle le racontera dans ses Mémoires d'une jeune fille rangée 1958, puis dans la Force de l'âge 1960, et dans la Force des choses 1963). Agrégée elle-même (en 1928), elle reconnaît en Sartre le « double qui répondait aux vœux de [son] adolescence » – mais un double instantanément reconnu supérieur. Sartre lui propose de l'épouser, elle ne peut se résoudre à sacrifier quelque parcelle de sa liberté à qui que ce soit, et conclut avec lui un « mariage morganatique », qui, malgré toutes les épreuves, les passades et les jalousies ponctuelles, malgré, surtout, la sollicitude de leurs amis, durera un demi-siècle, jusqu'à la mort de Sartre.
Beauvoir enseigne à Marseille, à Rouen, à Paris, Sartre, au Havre, à Laon, à Neuilly enfin : leurs trajectoires administratives finissent par converger, comme ont déjà convergé leurs trajectoires intimes.

Vers la prose et la célébrité
« Être à la fois Stendhal et Spinoza » – devenir ce que le sociologue Pierre Bourdieu appellera un « intellectuel total » : pour réaliser cet ambitieux programme, Sartre conjugue une immense culture philosophique, où s'imposent Husserl (et la phénoménologie), Kierkegaard et Heidegger (et l'existentialisme), et une immense culture littéraire : l'un des premiers, Sartre reconnaît l'importance de la littérature américaine du xxe s. : Hemingway, Hammett, Faulkner, Dos Passos. « Le monde de Dos Passos est impossible – comme celui de Faulkner, de Kafka, de Stendhal –, parce qu'il est contradictoire. Mais c'est pour cela qu'il est beau : la beauté est une contradiction voilée ». (Situations I, 1947). Il s'en inspire intelligemment pour son premier roman, et premier chef-d'œuvre, la Nausée (1938 – sous le titre « Melancholia », le même éditeur l'avait refusé l'année précédente) : « … Je suis, j'existe, je pense, donc je ballotte, je suis, l'existence est une chute tombée, tombera pas, tombera, le doigt gratte à la lucarne, l'existence est une imperfection. » (La Nausée, dernières lignes.) Le « comique métaphysique » de ce premier roman est, au fond, proche des pochades non moins métaphysiques que rédige Beckett à la même époque – au milieu de la montée des fascismes, en Italie, en Espagne, en Allemagne. Sartre annonce la « néantisation » de l'homme.
Les cinq nouvelles réunies dans le Mur, la même année, sont marquées du même talent pessimiste (« cinq petites déroutes, tragiques ou comiques »). Y émerge, avec « l'Enfance d'un chef », l'un des concepts centraux de la pensée sartrienne, le « salaud » – autre appellation, plus tonique, du conformiste, qui au cosmopolitisme trouble de l'inconscient, aux choix cruels de la liberté préfère l'univocité du nationalisme, et bientôt de la collaboration, et une vie rangée : « Combien il préférait aux bêtes immondes et lubriques de Freud, l'inconscient plein d'odeurs agrestes dont Barrès lui faisait cadeau. » (« l'Enfance d'un chef », in le Mur). À vrai dire, le « salaud » est une tentation permanente (peut-être aussi pour Sartre lui-même), une paresse de la pensée, contre laquelle la volonté doit se dresser sans cesse.
Philosophie et esthétique

C'est pendant et surtout après la guerre que Sartre trouvera, avec la philosophie de l'« engagement », le chemin de l'action, et celui de la liberté. Mobilisé pendant la « drôle de guerre », prisonnier, Sartre voit l'histoire faire irruption dans sa vie individuelle : toute sa conception du monde, et du rapport de l'être au monde, s'en trouve bouleversée. Libéré en 1941, il rentre à Paris et organise, avec Maurice Merleau-Ponty, un groupe de résistance (intellectuelle) à l'Occupation, et participe à diverses publications clandestines. Naturellement mal équipé pour l'action directe, souffrant d'un physique qui fera plus tard la joie des caricaturistes – mais dont il a fait très vite une image de marque –, Sartre s'engage au niveau où il peut être efficace, celui de la parole.
Sur le plan philosophique, (l'Imagination (1936), l'Imaginaire (1940) : « L'homme est une fuite de gaz par laquelle il s'échappe dans l'imaginaire ») et surtout l'Être et le Néant (1943) affirment la contingence de l'homme, sa déréalisation par l'imagination et son mode premier d'expression, la littérature (dans Qu'est-ce que la littérature ? il affirmera, avec ce sens de la formule qui n'appartient qu'à lui, que la littérature « est un trou dans l'être par où les êtres disparaissent »), ainsi que la contingence d'un dieu qui, de toute façon, n'est qu'une hypothèse dépassée : « La mort de Dieu a placé notre époque sous le signe du Père incertain. » On mesure à quel point de telles affirmations, de la part d'un écrivain dont le père s'était « absenté » si vite après sa naissance, ont pu déchaîner la manie analytique des biographes de Sartre, « bâtard » pour certains (Jeanson), « déshérité » pour d'autres.
Par ailleurs, Sartre développe la dialectique de la liberté : « L'homme ne rencontre d'obstacle que dans le champ de sa liberté » (L'Être et le Néant 1943), ou, si l'on préfère, l'exercice de la liberté n'est pas libre. Enfin, l'homme est de trop dans la logique du monde : être, c'est lutter avec l'aspiration au non-être.
Il est essentiel de souligner que la distinction entre philosophie et littérature, en ce qui concerne Sartre, n'est guère fonctionnelle. L'Être et le Néant, dans son analyse de la « mauvaise foi » notamment, informe sur Huis clos, écrit au même moment. Le Diable et le Bon Dieu est nourri, en 1947-1948, du travail théorique qui donnera finalement les Cahiers pour une morale. L'Idiot de la famille ostensiblement donné pour un travail sur Flaubert, est en fait la suite des Questions de méthode et de l'Imaginaire. La Nausée est, quant à elle, à en croire Sartre, un « factum sur la contingence » : la philosophie « donne les dimensions nécessaires pour créer une histoire […] Mon gros livre philosophique [l'Être et le Néant] se racontait de petites histoires sans philosophie ». Le trajet ne s'effectue d'ailleurs pas nécessairement de la philosophie (la théorie) vers le roman (la pratique ?) : telle description de la Nausée (la racine de marronnier) est la préparation, sur un mode narratif, de telles analyses de l'Être et le Néant sur la « potentialité » ou « l'ustensilité ». Écrire « L'engagement de Mallarmé » (en 1952 – mais l'article ne paraîtra qu'en 1979) ou « le Tintoret » (en 1957 puis 1961), c'est aussi réfléchir sur les rapports de l'individu et de l'histoire, tels qu'ils sont analysés dans la Critique de la raison dialectique (1960). « J'écris en tant de langues que des choses passent de l'une à l'autre », écrit Sartre, qui, lecteur de Nietzsche, sait bien que la philosophie peut aussi parler, comme Zarathoustra, la langue des dieux – et pas seulement le jargon auquel elle croit intelligent de se limiter : « Il y a souvent dans la philosophie une prose littéraire cachée. » Il y a même, dans le discours philosophique, insertion d'épisodes personnels exemplaires : l'Être et le Néant est parcouru de récits lyriques sur la caresse, le désir, la sensation du visqueux, qui sont Sartre tout entier. Le philosophe, régulièrement, cesse d'exercer une stricte censure sur son discours, ou plutôt sa philosophie est aussi dans cette impossible éradication de l'être.
Il est à noter, enfin, que cette philosophie qui conclut si fréquemment au néant de l'être est exprimée dans une langue si maîtrisée, et si personnelle, qu'elle met sur un piédestal le sujet écrivant qui prétendait s'y dissoudre : « Le style, ce grand paraphe d'orgueilleux », constate d'ailleurs Sartre, conscient des séductions de la langue sur ses lecteurs – et sur lui-même.
Ce style est sien surtout parce qu'il est intimement nourri d'autrui. On n'en finit pas de recenser ce qui, chez Sartre, est allusions, réminiscences, parodies et pastiches. Céline, qui le haïssait, lui reprochait, à juste titre, de lui emprunter certains tics verbaux. Démarquant Rimbaud (« Je est un autre », écrivait le poète), Sartre plaisante : « Je suis des autres. »
L'un des effets les plus évidents de cette langue est de rendre clairs, aux yeux du grand public, des philosophes (Heidegger, Husserl ou Kierkegaard – voir Situations IX) d'une grande complexité, sans jamais les réduire – mais, parfois, en les gauchissant pour en faire… des précurseurs de Sartre. Né dans une bibliothèque, Sartre est, à l'engagement près (mais l'adjonction est de taille), un parfait héros borgésien.
Chemins et impasses de la liberté

Sartre a conçu dès 1938 une trilogie romanesque, nommée alors « Lucifer », dont l'épigraphe est : « Le malheur c'est que nous sommes libres. » Les Chemins de la liberté (1945-1949), avec les titres successifs et emblématiques de l'Âge de raison, du Sursis et de la Mort dans l'âme, retracent le cheminement intellectuel d'un professeur de philosophie, Mathieu, qui va de ratages en démêlés sentimentaux, en quête de lui-même, « dans la bonace trompeuse des années 37-38 » (l'Âge de raison), l'histoire des personnages se mêlant étroitement aux événements politiques nationaux et internationaux (le Sursis), avant de se faire tuer, pour retarder de quelques instants l'avance allemande – pour rien : « Le corps est là, à vingt pas, déjà une chose, libre. » (La Mort dans l'âme.) On aura reconnu la référence évidente aux dernières lignes du roman de Hemingway, Pour qui sonne le glas, paru en 1938. Les romans de Sartre ne se dégageront jamais tout à fait d'influences exogènes. Le Sursis est un « à la manière de » Dos Passos, et la Nausée, dès l'épigraphe (une citation de l'Église), devait beaucoup à Céline.
Les héros romanesques de Sartre sont toujours entre deux hésitations – alors que les héros des pièces choisissent leur camp. Sartre prône l'action, et sera rarement un homme d'action ; moins par lâcheté, sans doute, que parce qu'il laisse l'action à ceux qui sont doués pour cela. Il est hautement significatif qu'il n'ait jamais rédigé que quelques chapitres du quatrième tome, projeté, des Chemins de la liberté, qui devait s'appeler « la Dernière Chance » et permettre aux principaux personnages de ce qui aurait été une tétralogie de retrouver leur liberté dans la Résistance.
Sartre tâte pour la première fois du théâtre avec Bariona, ou le Fils du tonnerre, pièce écrite, montée et jouée par lui au stalag où il est prisonnier en 1941. Mais c'est avec les Mouches (1943) qu'il s'impose au public. Dans cette nouvelle version du mythe d'Électre, Oreste finit par prendre toute la place. « Je suis trop léger, dit Oreste au premier acte. Il faut que je me leste d'un forfait bien lourd qui me fasse couler à pic, jusqu'au fond d'Argos. » Et à Jupiter, qui, jusqu'au bout, a soutenu l'assassin Égisthe, non parce que les dieux sont injustes mais parce qu'ils aiment l'ordre, et que le roi était l'instrument, cher à leur cœur, du remords généralisé, Oreste déclare hautement : « Je ne suis ni le maître ni l'esclave, Jupiter. Je suis ma liberté ! À peine m'as-tu créé que j'ai cessé de t'appartenir. » Électre, toute au remords de son crime, tremble devant l'idée – le spectacle de sa liberté – comme devant un horizon trop large : « Jupiter, roi des dieux et des hommes, mon roi, prends-moi dans tes bras, emporte-moi, protège-moi. Je suivrai ta loi, je serai ton esclave et ta chose, j'embrasserai tes pieds et tes genoux. Défends-moi contre les mouches, contre mon frère, contre moi-même, ne me laisse pas seule, je consacrerai ma vie entière à l'expiation. » Son frère seul se déclare responsable – parce que seul l'homme peut l'être, et que le remords le décharge de cette responsabilité qui le constitue et étaye sa liberté : « Vos fautes et vos remords, vos angoisses nocturnes, le crime d'Égisthe, tout est à moi, je prends tout sur moi. »
Dans cette pièce, présentée dans son « Prière d'insérer » comme une « tragédie de la liberté » (l'exact contraire des tragédies ordinaires, qui sont des mises en scène de la fatalité), les spectateurs de 1943 entendent une parabole sur les temps de l'Occupation. Égisthe, dans ses contradictions, est l'archétype du collaborateur, Jupiter, « dieu des Mouches et de la Mort », est l'occupant, Oreste, la figure du résistant. C'est une lecture un peu réductrice, qui ne se comprend que dans le contexte de la guerre, où tout était sans cesse soumis au filtre d'un décryptage.

Plus célèbre encore Huis clos (1944), vision d'un enfer qui ressemble fort à la vie ; trois personnages toujours sur scène, déjà morts, confrontés à leurs souvenirs, à leur cohabitation impossible et forcée, tendant des pièges, y succombant – la vie même : « Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril… Ah ! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l'enfer, c'est les autres. » (Huis clos).

L'engagement de Sartre


Suivront, après la guerre, les pièces « engagées » qui retracent les démêlés de Sartre avec le parti communiste, auquel il n'adhéra jamais et qui le combattit volontiers, sentant tout ce qu'il y avait en lui de peu obéissant. Si Morts sans sépulture (1946) reste tributaire de l'actualité de la Résistance, les Mains sales (1948) sont une pièce de combat sur l'obéissance au parti, mais aussi une réflexion sur l'acte et la responsabilité. Le héros, Hugo, se trouve, comme Oreste, trop « léger » : « Je me trouvais trop jeune ; j'ai voulu m'attacher un crime au cou, comme une pierre. » Hugo est l'idéalisme fait homme, tandis que Hoederer est le pragmatisme incarné : le plus étonnant est que ce théâtre « mythique », qui paraît, lorsqu'on le résume, chargé jusqu'à la gueule de bonnes intentions, fonctionne tout de même, et fonctionne très bien. Preuve paradoxale : les critiques qui pleuvent sur la pièce, reçue comme une critique de l'U.R.S.S. stalinienne. Fadeïev, secrétaire de l'Union des écrivains soviétiques, le traite de « hyène stylographe ». Le style « guerre froide » envahit la critique littéraire.
Mais, la même année (1948), Sartre a été mis à l'index par le Saint-Office. L'année précédente, aux États-Unis, la Putain respectueuse (écrite en quelques jours en 1947), qui développe avec efficacité la vision du racisme (et du conformisme) dans la société américaine intolérante de l'époque, a eu bien des problèmes avec la censure : Sartre, décidément inclassable, interpelle avec sauvagerie capitalistes et « socialistes ».
Nekrassov (1955) est une satire du journalisme « aux ordres » de l'époque. Mais le Diable et le Bon Dieu (1951) et surtout les Séquestrés d'Altona (1959) s'élèvent au-dessus des contingences historiques pour reformuler, inlassablement, les problèmes de la liberté et de l'obéissance – et de la difficile identification du mal dans l'histoire : « Siècles, voici mon siècle, solitaire et difforme, l'accusé… Acquittez-nous ! Mon client fut le premier à connaître la honte : il sait qu'il est nu. » (Les Séquestrés d'Altona). Là encore, la référence christique est évidente. Mais le détour par un mythe extérieur à la trame anecdotique de la pièce (la responsabilité personnelle et collective face aux horreurs du nazisme) permet à l'écrivain, sous le masque de l'exemple allemand, d'évoquer, de biais, un autre responsabilité, celle des Français face à la guerre d'Algérie, à une époque où il n'est pas permis de faire même allusion à la torture pratiquée là-bas par l'armée de « pacification ».
À la même époque, Sartre, dialoguiste virtuose, rédige plusieurs scénarios de films, qui resteront pour la plupart inédits, sauf Les Jeux sont faits (Delannoy, 1953) et « Typhus » (sous le titre : les Orgueilleux, Yves Allégret, 1957). Il écrit un très long scénario (durée prévue : sept heures…) sur la vie de Freud pour John Huston – qui réalisera le film (Freud, Passions secrètes, 1962) en coupant les trois quarts du texte de Sartre, qui, logiquement, fait retirer son nom du générique. Il adapte également au théâtre Kean, d'Alexandre Dumas (1953), dont il récrit presque complètement le texte afin de mieux mettre en valeur Pierre Brasseur, les Sorcières de Salem d'Arthur Miller (1955 – portées au cinéma par Raymond Rouleau en 1957), et les Troyennes d'Euripide (1965).

Morale et esthétique

La philosophie de Sartre (résumée dans L'existentialisme est un humanisme 1946) vise à fonder une morale, tout en constatant l'impossibilité de cette fondation autrement que par un coup de force, une négation momentanée de l'esprit critique. Ses Réflexions sur la question juive en 1946, constituent le premier effort pour penser avec rigueur la démarche antisémite qui a abouti aux camps d'extermination, à une époque où l'antisémitisme traverse encore, malgré l'Holocauste, toute la société française. Le premier, il décrit l'antisémite comme un être de passion, et non de conviction, qui a la « certitude des pierres » ou des menhirs – en tout cas, il n'est pas accessible à la raison, et ce qu'il présente comme un raisonnement est, au mieux, l'habillage d'un sentiment. « Si l'antisémite, écrit Sartre, est imperméable aux raisons et à l'expérience, ce n'est pas que sa conviction soit forte ; mais, plutôt, sa conviction est forte parce qu'il a choisi d'abord d'être imperméable. » (Réflexions sur la question juive 1946).
Le philosophe est un écrivain et aussi un critique. Qu'est-ce que la littérature ? (1947 – Sartre reviendra sur le sujet, dans une sorte d'écho interne, presque vingt ans plus tard dans son Plaidoyer pour les intellectuels) définit l'engagement de l'intellectuel : « On n'écrit pas pour des esclaves. L'art de la prose est solidaire du seul régime où la prose garde un sens : la démocratie. Quand l'une est menacée, l'autre l'est aussi. Et ce n'est pas assez que de les défendre par la plume. Un jour vient où la plume est contrainte de s'arrêter, et il faut alors que l'écrivain prenne les armes ».
Ses études sur Baudelaire (1947), Jean Genet (Saint Genet, comédien, et martyr 1952) ou Flaubert (l'Idiot de la famille) posent le problème central, au cœur de la vie de Sartre, de ce qui constitue la figure de l'écrivain. Ce goût pour les biographies est significatif, chez un homme qui a longtemps flirté avec l'autobiographie (et qui n'y a cédé, bien tard, que pour les Mots) : il se lit à travers les autres. La manière dont il utilise les concepts psychanalytiques pour décortiquer autrui témoigne d'une perversité redoutable. Ainsi l'étude sur Genet, en 1952 : « Dans tous mes livres, racontera Genet, je me mets nu et en même temps je me travestis par des mots, des choix, des attitudes, par la féerie. Je m'arrange pour ne pas être trop endommagé. Par Sartre, j'étais mis à nu sans complaisance. » Si un écrivain crée à partir d'un noyau obscur parfois même à lui-même, Sartre épluche Genet avec une impudeur totale, exhibant le mécanisme : « J'ai mis un certain temps à me remettre […] J'ai été presque incapable de continuer à écrire […] Le livre de Sartre a créé un vide qui a permis une espèce de détérioration psychologique. »

Revues et journaux : l'écriture de l'immédiat

Sartre fonde en 1945 les Temps modernes qui sera la revue dominante de l'intelligentsia de l'après-guerre. Il y accueille Camus, avant que des divergences importantes sur l'U.R.S.S. et la polémique sur le – nécessaire ? – aveuglement face aux crimes staliniens ne brouillent définitivement, en 1952, les deux hommes. Mais Sartre a pourtant cosigné l'article de Merleau-Ponty, en 1950, dénonçant les camps de concentration staliniens ; simplement, Sartre et Camus étaient tous deux trop brillants pour se tolérer longtemps.
Sartre présente dans les Temps modernes les chantres de la négritude – Senghor et Frantz Fanon en tête –, avant tout pour leurs qualités révolutionnaires : la poésie aussi participe du combat anticolonialiste, comme il l'explique dans sa préface incendiaire aux Damnés de la terre (Fanon, 1961).
Les Temps modernes couvrent aussi bien la littérature (les œuvres de Sartre lui-même y paraissent souvent en prépublication) que la sociologie (le Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir, y entame sa longue et brillante carrière de texte fondateur du féminisme contemporain) ou la politique (« les Communistes et la paix », 1952) : les textes de circonstance écrits par Sartre sont régulièrement rassemblés par Gallimard dans les différents volumes des Situations (de Situations I, 1947 à Situations X 1976). La revue verse aussi, parfois, dans la nécrologie : Sartre, à leur mort, y rend hommage à Camus (1960) ou à Merleau-Ponty (1961) – dont, à son tour, il s'était éloigné, comme en témoignent les Aventures de la dialectique, publiées par Merleau en 1955.
Sartre restera toute sa vie un homme de médias. Journaliste à Combat, il couvre – aux États-Unis – pour ce journal le retentissement de la conférence de Yalta. À France-Soir, en 1960, peu après l'arrivée de Castro au pouvoir, il publie un long article sur Cuba, « Ouragan sur le sucre ». Il prend après 1968 la direction nominale de la Cause du peuple, journal maoïste, puis de Révolution, journal trotskiste, et fonde Libération. Tiers-mondiste convaincu, il soutient le combat des Africains qui s'émancipent, Lumumba ou Senghor, et s'engage au côté des indépendantistes durant la guerre d'Algérie. De Gaulle, conscient du symbole qu'est devenu Sartre, répond à l'un de ses ministres, qui veut faire arrêter le philosophe pour activités subversives, après qu'il eut signé le « Manifeste des 121 » (contre l'usage de la torture en Algérie) : « On n'emprisonne pas Voltaire ».
Le flirt avec le P.C.F. reste constant, et très théorique. Dans la préface à la réédition de Aden Arabie, de Paul Nizan, il réhabilite avec fougue son ami disparu, qui fut traîné dans la boue par les communistes. En 1956, il prend très violemment position (dans l'Express) contre l'intervention soviétique en Hongrie, et, s'il participe au « tribunal Russell » en 1966 (contre les crimes américains au Viêt Nam), il s'indigne, dans Paese Sera, de l'écrasement du printemps de Prague par les chars russes.
On a reproché au philosophe certaines fluctuations, alors qu'il est au contraire un pôle fixe dans un monde en mutation où chacun prend d'ordinaire le vent. Ainsi, il est favorable à la création de l'État d'Israël mais il condamne la politique sioniste d'élimination des Palestiniens dès la fin des années 1960 : entre ces deux positions, il n'y a nulle contradiction ; dans les deux cas, Sartre est du côté de l'oppressé, contre l'oppresseur – Pardaillan, toujours. Soutien critique du P.C.F. (« un anticommuniste est un chien, je n'en démordrai pas » – mais, en même temps, tout en Sartre s'oppose au respect d'une quelconque « ligne »), il dénonce avec Merleau-Ponty les camps de concentration staliniens, et, en 1967, refuse de participer au Xe congrès des Écrivains soviétiques, par solidarité avec les dissidents Siniavski et Daniel, emprisonnés. Toute sa vie, il reste fidèle à l'idée des « causes justes » – et il est un peu vain, très parisien, et très pharisien, de lui reprocher rétrospectivement de n'avoir pas eu le discernement aiguisé que donne forcément le recul historique à ceux qui, sur le coup, refusent prudemment de s'engager.
L'homme de tous les combats
C'est l'humaniste inlassable que couronne le prix Nobel de littérature en 1964 – et c'est le politique intransigeant qui le refuse, fait unique dans l'histoire du Nobel.
Miné par l'hypertension et la myopie (il sera presque aveugle à partir de 1974), Sartre continue jusqu'à sa mort à soutenir les causes les plus diverses, en particulier celles des femmes, que défend aussi Simone de Beauvoir, et à voyager dans tous les pays où il estime que sa voix peut être entendue. Ensemble, ils voient Castro et Che Guevara à Cuba en 1960, ils visitent la Yougoslavie de Tito, vont, malgré tout, en U.R.S.S. ou en Tchécoslovaquie, en Égypte et en Israël (1967). Sartre s'implique fortement dans les activités gauchistes, après 1968 (on est allé jusqu'à faire de Mai une « révolution sartrienne » – quoi qu'on en pense, l'affirmation témoigne de son audience auprès de la jeunesse du baby-boom). Il couvre de son nom, en assurant leur direction officielle, des publications d'inspiration maoïste ou trotskiste menacées par la censure. Il crée le Secours rouge, organisation de lutte contre le pouvoir pompidolien. Il va de meeting en meeting, soutenant les « illégalités légitimes », bel oxymore résumant dialectiquement son opposition à tous les pouvoirs, à toutes les scléroses. L'ensemble de sa réflexion sur le « mouvement » sera publié dans Situations VIII (1972). Après avoir soutenu, du bout des dents, la candidature de Mitterrand à la présidentielle de 1965, il renonce en 1973 à imaginer qu'un changement significatif quelconque puisse sortir des urnes – on lui doit l'immortel slogan « Élections, piège à cons ». Jusqu'au bout (il est encore, avec Raymond Aron, retrouvé, au-delà des divergences idéologiques, à la tribune lors de la conférence de presse du comité « Un bateau pour le Viêt Nam » en 1979), il s'engage pour toutes les « justes causes » – Pardaillan, encore et toujours.
Sa mort, le 15 avril 1980, est l'occasion d'un immense défilé populaire à Paris – là encore, il sera le seul à pouvoir rivaliser avec Hugo.
Simone de Beauvoir raconte, dans la Cérémonie des adieux (1981), sa dernière vision, bouleversante, de Sartre – elle fait suivre le livre de la transcription de ses Entretiens, et la voix du philosophe semble résonner d'outre-tombe avec une force étonnante.
Sartre laisse une masse impressionnante de textes inachevés, qui témoignent de son extraordinaire boulimie d'écriture : un livre sur l'Italie (la Reine Albemarle et le Dernier Touriste), le tome II de la Critique de la raison dialectique (publié en 1986), Cahiers pour une morale (en 1983), le volume IV de l'Idiot de la famille, les pages esquissées de Pouvoir et Liberté, écrit en collaboration avec Benny Lévy, le plus « intellectuel » des gauchistes issus de mai 1968 (un entretien, en mars 1980, entre Lévy et Sartre, dans le Nouvel Observateur qui, sous le titre de « L'espoir maintenant », faisait le point sur leur travail commun, et néanmoins dialectique, fit rugir une bonne partie de la nouvelle intelligentsia). Les Carnets de la drôle de guerre paraissent en 1983 – suivis des Lettres au Castor, et, encore, le scénario complet du film sur Freud, publié en 1984 …
Au final, on en revient à cette bibliographie sidérante, gigantesque, qui suffit largement à témoigner de ce que fut Sartre, bien mieux que les biographies anecdotiques parues depuis sa mort : homme-bibliothèque, Sartre ne fut pas autre chose que ce qu'il écrivit, l'homme de tous les mots.


 

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