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CYCLONES |
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MÉTÉOROLOGIE
1. Définition des cyclones
On désigne sous le nom de cyclone toute perturbation atmosphérique, caractérisée par de fortes dépressions atmosphériques, des pluies torrentielles et des vents soufflant à plus de 118 km/h.
Dans l'Atlantique Nord et le Pacifique Nord-Est (Amérique tropicale), les cyclones tropicaux sont nommés ouragans. Dans le Pacifique Nord-Ouest, ils sont nommés typhons.
Plusieurs conditions thermiques et dynamiques sont nécessaires pour qu'un cyclone puisse se former.
– La température de l'eau de mer doit être supérieure à 26 °C dans les 60 premiers mètres de profondeur. Cette condition permet les échanges de chaleur et d'humidité adéquats entre l'océan et l'atmosphère, et explique que les cyclones se forment dans les zones intertropicales, principalement à la fin de l'été dans chaque hémisphère.
→ climats du monde.
– La force de Coriolis, due à la rotation de la Terre, doit être suffisante pour déclencher le mouvement tourbillonnaire initial. Cette force est nulle à l'équateur et croît avec la latitude. Ainsi les cyclones ne peuvent-ils pas se former à l'équateur, bien que l'océan y soit le plus chaud. Sur l'ensemble du globe, 22 % des cyclones prennent naissance entre 5 et 10° de latitude, 65 % entre 10 et 20°, et ils sont absents au-delà de 30°, car l'eau de mer n'est alors pas suffisamment chaude pour permettre la formation des masses nuageuses (→ atmosphère).
– Enfin, il faut des variations de pression suffisantes pour mettre les masses d'air en mouvement. Dans la zone centrale du cyclone, ou « œil du cyclone », la pression atmosphérique est très faible ; l'air y subit des mouvements descendants, un calme apparent y règne, le ciel est clair et les vents sont relativement faibles. Au niveau de l'océan, l'air marin humide est attiré vers la zone dépressionnaire de l'œil en décrivant une spirale de plus en plus rapide ; il se heurte à l'air descendant et se trouve alors expulsé en altitude, provoquant la formation d'énormes murs nuageux (→ nuage). À haute altitude, l'air est évacué vers l'extérieur. Ce mécanisme explique qu'un cyclone s'essouffle après avoir passé les côtes d'un continent : privé de son carburant (l'air chaud et humide de la mer), il perd de sa puissance.
Chaque année, plus de 80 cyclones, en moyenne, font de nombreuses victimes et des dégâts importants. Par ailleurs, on observe depuis 1995 une recrudescence de l'activité cyclonique sur la zone de l'Atlantique. Toutefois, les cyclones jouent, d'un point de vue climatique, un rôle de soupape de sécurité dans les transferts thermiques qui s'exercent entre les régions équatoriales et celles situées à une plus haute latitude.
→ risques naturels.
2. Typologie des cyclones
Il faut distinguer deux grandes catégories de cyclones, selon la latitude : les dépressions des régions tempérées et les cyclones tropicaux.
2.1. Les perturbations des régions tempérées
Image satellitaire Météosat dans l’infrarouge
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Les dépressions se reconnaissent aux enroulements nuageux en forme de crosse d'évêque. Elles se déplacent en général d'est en ouest, et l'on en compte, simultanément, toujours une dizaine dans chaque hémisphère. Le diamètre d'une dépression tempérée peut atteindre de 2 000 à 3 000 km. La plupart des dépressions qui arrivent en Europe suivent une trajectoire sud-ouest – nord-est, car elles sont guidées par le courant d'ouest d'altitude. Celui-ci quitte la côte est des États-Unis dans une zone assez resserrée au large du cap Hatteras (dans l’État de Caroline du Nord), là où le courant marin froid du Labrador rencontre le Gulf Stream, et se dirige vers la façade occidentale de l'Europe, qu'il atteint en n'importe quel endroit ; le plus souvent, il se dirige vers la Norvège en passant à travers les îles Britanniques. En hiver, moins de quarante-huit heures peuvent s'écouler entre la naissance de la tempête au large des côtes américaines et son arrivée sur l'Europe.
→ circulation atmosphérique.
Cyclone tempéré
Au départ, les masses d'air froid et d'air chaud se déplacent côte à côte, mais c'est une situation instable du point de vue dynamique : la moindre déformation du courant d'ouest s'amplifie. Alors, l'air froid prend légèrement la direction du sud, et l'air chaud incurve un peu sa trajectoire vers le nord. L'amorce d'une circulation cyclonique est ainsi créée. La dépression est d'abord à peine perceptible, seulement trahie par un amas nuageux – car l'air chaud subit une ascendance en se déplaçant vers le nord –, puis elle se creuse rapidement.
Entre l'air froid, qui s'enfonce vers le sud, et l'air chaud, qui part en s'élevant vers le nord-est, se forme un front froid (représenté sur les cartes météorologiques par une ligne festonnée de petits triangles), marqué par une saute brusque de la température et une rotation du vent. Le sud de la dépression est envahi par l'air chaud nuageux et pluvieux, qui est limité à l'avant par un front chaud (représenté sur les cartes météorologiques par une ligne festonnée de demi-cercles). Au nord de la dépression, l'air chaud ascendant est aspiré par le courant d'ouest d'altitude ; ce dernier se manifeste loin à l'avant du front par des nuages dont l'altitude s'abaisse de plus en plus à l'approche du front.
Les pluies s'abattent plusieurs centaines de kilomètres à l'avant du front, souvent sous forme de bruines, et se poursuivent dans le secteur chaud. Le passage du front froid est marqué par des averses et des orages violents suivis d'éclaircies. Derrière le front froid, on observe une traîne plus ou moins active ; c'est le temps variable, constitué d’averses entrecoupées d'éclaircies. Les vents les plus forts sont observés dans le secteur chaud et au passage du front froid. Le stade de la tempête est atteint lorsque le vent moyen dépasse la vitesse de 89 km/h.
2.2. Les cyclones tropicaux
Les océans, aux latitudes tropicales, constituent d'énormes accumulateurs de chaleur, laquelle – grâce, en partie, aux cyclones et anticyclones —, est distribuée aux latitudes plus élevées. Les mécanismes de cette « pompe à chaleur » sont nombreux et complexes ; parfois, au moment de la saison d'été dans chaque hémisphère, la machine « s'emballe » ; des cyclones tropicaux, avec leurs vents dévastateurs, leurs pluies diluviennes et leurs ondes de tempête, balaient les îles et les zones littorales des continents.
Formation et développement
Un cyclone tropical prend naissance dans une perturbation isolée formée en atmosphère humide au-dessus de masses océaniques chaudes, autour d'un centre grossièrement circulaire de basses pressions, auquel est associé un système de vents, tournant dans le sens contraire de celui des aiguilles d'une montre dans l'hémisphère Nord (et dans le sens inverse dans l'hémisphère Sud). Ce centre dépressionnaire se déplace d'est en ouest, à une vitesse de l'ordre de 20 à 25 km/h, à une distance minimum d'environ 500 km de part et d'autre de la zone de convergence intertropicale. Au cours de ce déplacement, aux latitudes tropicales, certaines de ces perturbations puisent dans les conditions d'instabilité convective où elles évoluent à une énergie suffisante pour se transformer en dépressions tropicales modérées (perturbations dans lesquelles la vitesse maximale des vents reste comprise entre 34 et 46 nœuds, soit 63 à 85 km/h), puis, au fil de leur parcours, en dépressions tropicales fortes, également appelées tempêtes tropicales (avec des vitesses de vents comprises entre 47 et 63 nœuds, soit 62 et 117 km/h) ; enfin, certaines d'entre elles évoluent en cyclones tropicaux, accompagnés de vents d'ouragan soufflant à plus de 64 nœuds (soit 118 km/h ) et pouvant parfois dépasser 250 km/h.
[Pour mémoire : 1 nœud = 1 mille nautique/heure = 0,5148 m/s = 1,853 km/h]
Fonctionnement
Les cyclones tropicaux sont des structures atmosphériques de forme circulaire, dont le diamètre peut varier entre 300 et 1 000 km environ. Ils se présentent comme une circulation cyclonique de cellules convectives extrêmement puissantes organisées en spirale autour d'une zone centrale de très basses pressions, de quelques dizaines de km de diamètre : l'œil du cyclone est une aire calme et chaude, où le ciel apparaît souvent dégagé ; cette aire est entourée par le mur de l'œil, une impressionnante barrière de nuages d'orage de grande extension verticale (environ 12 km), accompagnée de pluies diluviennes. Les vents les plus forts sont observés à une trentaine de kilomètres du centre, et leur intensité diminue rapidement quand on s'en éloigne. La pression dans l'œil du cyclone peut descendre jusqu'à des valeurs très basses, de l'ordre de 870 hPa.
Les cyclones tropicaux mettent en jeu des énergies colossales : jusqu'à 6·1019 joules sont libérées par jour sous forme de chaleur, soit une énergie équivalente à celle de cinq bombes nucléaires de type Hiroshima par seconde. Mais ce sont heureusement des machines thermiques à très faible rendement, car seule une faible partie de l'énergie totale du système est transformée en énergie cinétique (vent).
Localisation
Les conditions nécessaires à la formation des cyclones tropicaux (température élevée des masses océaniques et éloignement minimum de l'équateur) définissent les zones géographiques qu’ils peuvent affecter :
– le sud-ouest de l'Atlantique Nord (mer des Caraïbes, golfe du Mexique) ;
– le sud-ouest de l'océan Pacifique Nord (mer du Japon, mer de Chine, mer Jaune) ;
– le Pacifique Sud (Polynésie) ;
– l'est du Pacifique Nord ;
– le nord de l'océan Indien (mer d'Oman, golfe du Bengale) ;
– le sud-ouest de l'océan Indien (Madagascar, île de la Réunion) ;
– le sud-est de l'océan Indien (mer de Timor, nord de l'Australie).
On compte en moyenne entre 50 et 80 cyclones tropicaux par an, dont les deux-tiers dans l'hémisphère Nord ; l'ouest du Pacifique Nord est la région la plus active avec plus de 35 % des cyclones tropicaux du globe. C'est d'ailleurs dans cette région que l'on observe les phénomènes les plus étendus et les plus violents.
Dénomination des cyclones tropicaux, ouragans et typhons
En Amérique tropicale, les cyclones tropicaux sont parfois appelés ouragans, d'après le mot caraïbe huracán (« tempête »), par lequel les Amérindiens les désignaient ; typhon est le nom qu'on leur donne dans le Pacifique nord-ouest, d'après le mot chinois taifung (« vent puissant »).
Afin d'identifier sans ambiguïté chaque cyclone tropical, l'Organisation météorologique mondiale (O.M.M.) attribue à chacun un nom exclusif. Les cyclones sont baptisés de façon que la première lettre de leur nom corresponde, dans l'ordre alphabétique, à leur occurrence dans l'année ; ainsi, Hugo, qui a dévasté, le 16 et le 17 septembre 1989, l'île de la Guadeloupe, était le huitième cyclone de cette année-là. Afin de ménager les susceptibilités, le nom qui est attribué à chaque cyclone tropical est alternativement féminin et masculin.
Mesure
L’échelle de Saffir-Simpson
Pour l'Atlantique, les caractéristiques physiques d'un cyclone tropical et ses effets destructeurs sont décrits au moyen d'une échelle variant de 1 à 5 (selon les vitesses des vents) : l'échelle de Saffir-Simpson (d'après les noms de l'ingénieur américain Herbert Saffir et du météorologiste américain Robert Simpson).
Catégorie 1
– Vents de 118 à 152 km/h.
– Pression atmosphérique supérieure à 980 hPa.
– Marée de tempête de 1,20 à 1,50 m.
– Dommages primaires : feuillage des arbres arraché ; dégâts sur les constructions légères, pas de dégâts aux autres structures ; quelques dommages aux petites infrastructures (lignes électriques).
– Zones côtières basses inondées.
– Dégâts mineurs sur les jetées et les petites embarcations qui ont cassé leurs amarres.
Catégorie 2
– Vents de 153 à 176 km/h.
– Pression atmosphérique entre 965 et 979 hPa.
– Marée de tempête de 1,80 à 2,40 m.
– Dégâts considérables à la végétation : branches d'arbres brisées, quelques arbres sont déracinés.
– Dégâts majeurs aux habitations légères ou mobiles (caravanes) exposées.
– Gros dégâts aux petites infrastructures.
– Dommages modérés aux toitures, aux fenêtres et aux portes.
– Pas de dégâts majeurs aux bâtiments.
– Les zones côtières peuvent être submergées.
– Dégâts considérables dans les installations portuaires de plaisance, submergées ; les bateaux de plaisance exposés cassent leurs amarres.
– L'évacuation des résidences sur le rivage et des régions côtières basses est nécessaire.
Catégorie 3
– Vents de 177 à 208 km/h.
– Pression atmosphérique entre 945 et 964 hPa.
– Marée de tempête de 2,70 à 3,60 m.
– Le feuillage des arbres est déchiqueté ; de grands arbres sont déracinés.
– Pratiquement toutes les faibles infrastructures sont soufflées. Des toitures, des portes et des fenêtres peuvent être arrachées. Destruction des maisons mobiles.
– Inondations sérieuses sur les côtes ; beaucoup de constructions sur les régions proches de la côte sont détruites ; les grandes structures côtières commencent à être endommagées par les coups de boutoir des vagues et des débris flottants.
– Les routes intérieures d'évacuation sont coupées par la montée des eaux 3 à 5 heures avant le passage du cyclone ; les terrains situés à 1,50 m au-dessus du niveau de la mer sont inondés à plus de 13 km de la côte.
– L'évacuation des résidences situées près du rivage peut être nécessaire.
Catégorie 4
– Vents de 209 à 248 km/h.
– Pression atmosphérique entre 920 et 944 hPa.
– Marée de tempête 3,80 à 5,40 m.
– La végétation et les cultures sont saccagées.
– Dommages aux constructions en dur, beaucoup de toits emportés, de fenêtres et de portes arrachées.
– Inondations de toutes les terres situées à 3 m au-dessus du niveau de la mer et ce jusqu'à 12 km à l'intérieur des terres.
– Dégâts majeurs de toutes les structures battues par les flots.
– Toutes les routes côtières sont inondées 3 à 5 heures avant l'arrivée du cyclone.
– Érosion majeure des plages.
– Évacuation massive et obligatoire de toutes les habitations à 5 km du rivage.
Catégorie 5
– Vents dépassant 248 km/h.
– Pression atmosphérique inférieure à 920 hPa.
– Marée de tempête de 5,40 m et au-delà.
– Dégâts catastrophiques : destruction totale des bâtiments et des structures dans la zone concernée.
Historique des cyclones les plus forts
Les cyclones tropicaux les plus violents jamais enregistrés ont été :
– le typhon Tip, sur l'ouest du Pacifique Nord, en octobre 1979, avec une pression atmosphérique qui, dans l'œil du cyclone, était tombée jusqu'à 870 hPa, et des vents soutenus de 165 nœuds (305 km/h) ;
– dans la même région, le typhon Nancy, le 12 septembre 1961, avec une pression de 888 hPa et des vents soutenus à 185 nœuds (340 km/h) ;
– dans le bassin de l'Atlantique Nord, l'ouragan Gilbert, le 13 septembre 1988, avec une pression de 888 hPa et des vents à 160 nœuds (295 km/h) ;
– dans la même région, l'ouragan Mitch en 1988 avec une pression minimale de 905 hPa et des vents soutenus à 295 km/h ;
– en Australie Occidentale le 10 avril 1996, le cyclone Olivia a permis d'enregistrer les vents les plus violents (hors tornades) avec 408 km/h.
– dans le golfe du Mexique, l’ouragan Camille, le 17 août 1969, et dans la mer des Caraïbes, l’ouragan Allen, le 9 août 1980, avec une pression minimale de, respectivement, 905 hPa et 899 hPa, et des vents estimés à 165 nœuds (305 km/h).
Les plus fortes précipitations enregistrées ont accompagné le cyclone Denise, en janvier 1966, avec 1 144 mm (1,14 m) d'eau en 12 heures et 1 825 mm (1,82 m) en 24 heures sur l'île de la Réunion, dans l’océan Indien.
Le 29 août 2005, l'ouragan Katrina a dévasté la Louisiane et plongé la ville de la Nouvelle-Orléans dans le chaos, suite à des ruptures de digues, causant plus de 1 800 morts et 108 milliards de dégâts
Le 8 novembre 2013, le typhon Haiyan a frappé les Philippines faisant plus de 10 000 morts et a entièrement dévasté la ville de Tacloban. C'est le plus puissant typhon mesuré à ce jour, avec des vents atteignant les 360 km/h sur les terres.
Le 4 octobre 2016, l'ouragan Matthew a dévasté Haïti (plusieurs centaines de morts, au moins 1 million de personnes démunies) à peine 5 ans après un séisme meurtrier.
Le 6 septembre 2017, l'ouragan Irma, de catégorie 5, a durement frappé les îles françaises de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin ainsi que l'ensemble des Caraïbes faisant une trentaine de morts. L'ouragan a généré des vents de plus de 295 km/h pendant plus de 33 heures (ce qui constitue un record de longévité observée).
Prévision et prévention
Le déplacement d'un cyclone est relativement lent (30 km/h environ). Repérable en altitude sur des images satellite, sa progression irrégulière est suivie de demi-heure en demi-heure ; lorsqu'il approche des côtes, des écrans radar au sol permettent de préciser les zones de fortes précipitations et de vents violents. Ces moyens permettent de sauver de nombreuses vies humaines, car il est désormais possible d'avertir la sécurité civile afin qu'elle prenne les dispositions nécessaires et que les populations puissent se mettre à l'abri en temps utile.
Si les zones où naissent les cyclones sont bien connues, il est surtout important d'anticiper leur trajectoire ainsi que les paramètres météorologiques qui leur sont associés afin de déclencher les alertes à bon escient. Lorsque le cyclone est encore éloigné, la marge d'erreur sur sa trajectoire est d'environ 100 km par 12 heures, soit 200 km lorsque le cyclone est à 500 km. La marge d'erreur reste toutefois de 30 à 60 km moins de 24 heures à l'avance, ce qui est finalement peu comparé à la taille de ces phénomènes, de 200 à 800 km de diamètre.
L'Organisation météorologique mondiale (OMM) a créé plusieurs centres régionaux d’étude, de prévision et de prévention des cyclones tropicaux : Miami (États-Unis), pour la zone Caraïbes et Atlantique nord ; New Delhi (Inde), pour le golfe du Bengale et la mer d'Oman ; Tokyo (Japon), pour le Pacifique nord ; et Saint-Denis de La Réunion (France), pour le sud-ouest de l'océan Indien. Ces centres ont notamment pour mission de diffuser les messages d'alerte.
DOCUMENT larousse.fr LIEN |
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VOLTAIRE |
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François Marie Arouet, dit Voltaire
Cet article fait partie du dossier consacré à la Révolution française.
Écrivain français (Paris 1694-Paris 1778).
Voltaire, l’un des philosophes des Lumières les plus importants, a connu une vie mouvementée marquée par l’engagement au service de la liberté. Travailleur infatigable et prolixe, il laisse une œuvre considérable et très variée qui touche à tous les domaines, renouvèle le genre historique et donne au conte ses lettres de noblesse.
Famille
Il est né le 21 novembre 1694 ; son père est notaire et conseiller du roi ; sa mère meurt alors qu’il est âgé de sept ans.
Formation
Il est placé chez les jésuites du collège Louis-le-Grand (ancien collège de Clermont), puis fait des études à la faculté de droit de Paris.
Début de sa carrière
À partir de 1715, il fréquente les milieux libertins et les salons littéraires, compose des écrits satiriques qui le conduisent à la Bastille. En prison, il rédige Œdipe (1717). Il fait des voyages en Europe et connaît des intrigues de cour. Il continue à écrire pour le théâtre et commence une épopée, la Ligue (1723), première version de la Henriade (1728). Une altercation avec le chevalier de Rohan-Chabot lui vaut douze jours à la Bastille, puis l’exil en Angleterre (1726).
Premiers succès
Rentré en France en 1728, il fait jouer son théâtre ; il triomphe avec sa pièce Zaïre (1732). Il se retire à Cirey, chez Mme du Châtelet. Les Lettres philosophiques connaissent un succès de scandale (1734), de même que le poème provocateur le Mondain (1736).
Tournant de sa carrière
Il est rappelé à Paris où il est nommé historiographe du roi (1745). Parallèlement à son travail d’historien (le Siècle de Louis XIV, 1752 ; Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, 1756), il commence à rédiger des contes satiriques (Zadig, 1748 ; Micromégas, 1752). Il accepte l’invitation de Frédéric II de Prusse et part pour Potsdam (1750). En 1755, il s’installe en Suisse, où sera publié Candide (janvier 1759) et, enfin, dans un village français près de la frontière suisse, Ferney (décembre 1758-février 1759).
Dernière partie de sa carrière
Devenu l’« hôte de l’Europe », il intervient dans des « affaires » (Calas, Sirven, La Barre). Il poursuit son combat en faveur de la tolérance (Traité sur la tolérance, 1763 ; Dictionnaire philosophique portatif, 1764) sans toutefois abandonner le conte (l’Ingénu, 1767). Il meurt le 30 mai 1778. Treize ans plus tard, en 1791, ses restes sont transférés solennellement au Panthéon.
1. La vie de Voltaire
1.1. La formation initiale (1694-1713)
François Marie Arouet est le cinquième enfant de François Arouet (1649-1722) et de Marguerite Daumart (vers 1661-1701) [sur les six enfants de la famille, trois meurent en bas âge]. Son père, notaire royal, puis payeur des épices à la Chambre des comptes, est en relations professionnelles et personnelles avec l'aristocratie. Il fait donner à ses fils la meilleure éducation possible. Pour l'aîné Armand, vers 1695, c'est celle des Oratoriens. Pour François Marie, en 1704, c'est celle des jésuites du collège Louis-le-Grand. La mésentente entre les deux frères vient sans doute en partie de là. Elle sera doublée de difficultés entre le père et le fils, lorsque le libertinage et la vocation littéraire apparaîtront simultanément. Voltaire affecte parfois de ne pas être le fils de son père, mais du chansonnier Rochebrune : affirmation agressive d'indépendance – la plaisanterie sur sa bâtardise est considérée de nos jours comme le signe d'une phobie et d'une hantise qui se retrouvent dans l'attitude de Voltaire devant Dieu, père au terrible pouvoir.
Son adolescence subit l'influence de l'humanisme jésuite et celle du libertinage mondain. Aux Jésuites, Voltaire doit sa culture classique, son goût assez puriste, le souci de l'élégance et de la précision dans l'écriture, son amour du théâtre et même, en dépit d'eux, les bases de son déisme. Aux libertins du Temple, son épicurisme, son esprit plaisant et irrévérencieux, son talent dans la poésie légère.
1.2. Première expérience de l’écriture polémique (1713-1726)
Mais Voltaire ne se contente pas d'être un homme de plaisir : il y a dans son art de jouir une insolence qui lui vaut d'être envoyé par son père à Caen, puis à La Haye en 1713, d'être confiné à Sully-sur-Loire en 1716 sur ordre du Régent (sur lequel on dit qu’il a écrit quelques vers assassins) et embastillé en 1717. Dès ce moment, il prépare deux grandes œuvres, d'une tout autre portée que ses vers épicuriens : la tragédie Œdipe, triomphalement représentée en novembre 1718, et le poème de la Ligue, paru en 1723, qui deviendra en 1728 la Henriade. Il veut maintenant imiter Sophocle et Virgile. Le libertin commence à se faire philosophe en lisant Malebranche, Bayle, Locke et Newton.
C'est en 1718 qu'il prend le pseudonyme de Voltaire (d'abord Arouet et Voltaire), peut-être formé à partir d'Airvault, nom d'un bourg poitevin où ses ancêtres ont résidé. Le chevalier de Rohan (1683-1760), qui le fait bâtonner et, humiliation pire, de nouveau embastiller en 1726, semble avoir interrompu une carrière admirablement commencée d'écrivain déjà illustre et de courtisan. En fait, il rend Voltaire à sa vraie vocation, qui aurait certainement éclaté d'une façon ou d'une autre, car on ne peut guère imaginer qu'il se soit contenté d'être poète-lauréat.
1.3. Séjour en Angleterre (1726-1728)
C'est Voltaire lui-même qui demande la permission de passer en Angleterre. Y a-t-il découvert ce dont il n'avait aucune idée et subi une profonde métamorphose ? Y a-t-il, au contraire, trouvé ce qu'il était venu y chercher, appris ce qu'il savait déjà ? Les deux thèses ont été soutenues. On admet maintenant que s'il a, avant son voyage, lu des ouvrages traduits, s'il a aussi adopté par ses propres cheminements des vues déjà « philosophiques » sur Dieu, sur la Providence, sur la société, sur la tolérance, sur la liberté, il n'est pourtant pas en état, dans les années 1726-1728, d'assimiler complètement la science et la philosophie anglaises.
Mais Voltaire fait l'expérience d'une civilisation, dont il sent et veut définir ce qu'il appelle l'esprit ou le génie. Il comprend l'importance pour la pensée et la littérature françaises de connaître ces Anglais, avec qui le Régent a noué alliance, et il réunit une masse de notations, d'idées, de questions, de problèmes, d'anecdotes, de modèles formels dont il ne cessera de tirer parti pendant tout le reste de son existence.
Les Lettres philosophiques, ou Lettres anglaises, conçues bien avant la fin de son séjour en Angleterre, paraissent en anglais dès 1733, en français en 1734. Elles sont, malgré leurs erreurs et leurs lacunes, l'un des essais les plus réussis pour ce qui est de comprendre et donner à comprendre le fonctionnement d'une société étrangère et le lien entre des institutions, des mœurs et une culture sous le signe de la liberté.
1.4. Retour en France : spéculation financière et clandestinité (1728-1734)
De son retour en France (1728) à son installation en Lorraine, à Cirey (1734), Voltaire vit quelques années tiraillé : entre le monde et la retraite, le succès et les persécutions, la publication des œuvres achevées et la mise en chantier d'œuvres nouvelles.
Il fait applaudir Brutus (décembre 1730) et Zaïre (août 1732), mais son Histoire de Charles XII est saisie (janvier 1731). Son Temple du goût soulève des protestations violentes (janvier 1733), ses Lettres philosophiques (avril 1734), longuement revues et auxquelles il a ajouté les remarques « Sur les Pensées de M. Pascal », sont brûlées, et l'auteur doit se réfugier en Lorraine (mai 1734) pour échapper à une lettre de cachet (écrit formel du roi ordonnant l'incarcération ou l'exil). En mai 1732, il avait pour la première fois fait mention de son projet d'écrire l'histoire de Louis XIV.
C'est pendant cette période qu'il met au point deux moyens d'assurer sa liberté d'écrire, et dont il ne cessera désormais d'user : la spéculation, qui lui procurera l'aisance matérielle puis la richesse, et la clandestinité, dans laquelle il prépare l'impression et la diffusion de ses œuvres.
1.5. La retraite à Cirey (1734-1750)
1.5.1. Période studieuse (1734-1740)
Voltaire s'est installé à Cirey, en Haute-Marne, chez Mme du Châtelet (Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet, 1706-1749). C'est le lieu de sa retraite et le centre de ses activités jusqu'à la mort de sa maîtresse. Plusieurs raisons lui ont fait souhaiter de se retirer pendant quelques années : les poursuites entamées contre lui, le besoin de se recueillir pour l'œuvre de longue haleine que va être le Siècle de Louis XIV, le sentiment qu'il doit acquérir en science et en philosophie les connaissances qui lui manquent, et au seuil desquelles l'achèvement des Lettres philosophiques l'a conduit.
De 1734 à 1738 s'accomplit ce que l'on a appelé la rééducation de Voltaire. Il était déjà philosophe par son esprit critique, par ses idées sur la religion, sur la société, sur le bonheur. Il le devient au sens encyclopédique où son siècle doit entendre le mot : en se faisant métaphysicien, physicien, chimiste, mathématicien, économiste, historien, sans jamais cesser d'être poète et d'écrire des comédies, des tragédies, des épîtres ou des vers galants.
Avec Mme du Châtelet, il commente Newton, Leibniz, Christian von Wolff, Samuel Clarke, Bernard de Mandeville et fait des expériences de laboratoire. Sa correspondance avec Frédéric II de Prusse et le rôle qu'il espère jouer auprès du prince l'amènent à s'instruire sur la diplomatie et sur les problèmes économiques.
Toutes ces activités et ces recherches, qui explorent le concept de civilisation, aboutissent au Traité de métaphysique (Voltaire y travaille du début de 1734 à la fin de 1736, l'ouvrage ne sera pas publié de son vivant), aux Éléments de la philosophie de Newton (publiés en 1738), au Siècle de Louis XIV (une première version est prête en 1738, le début est publié en 1739 et aussitôt saisi), aux sept Discours sur l'homme (composés et diffusés plus ou moins clandestinement en 1738) et au proje
1.5.2. Période d'instabilité (1740-1750)
Mais la retraite à Cirey n'est ni constante, ni solitaire, ni même toujours tranquille. Les visiteurs se succèdent. On fait du théâtre. On lit les œuvres toutes fraîches. On veille sur les manuscrits, qui sont comme des explosifs prêts à éclater : Voltaire entre en fureur quand des pages de la Pucelle disparaissent de leur tiroir. Il doit fuir en Hollande quand le texte du Mondain circule (novembre 1736).
La seconde partie de la période de Cirey est encore plus agitée : voyages à Lille auprès de sa nièce Mme Denis (qui devient sa maîtresse à partir de 1744), voyages à Paris pour la représentation, vite interdite, de Mahomet (août 1741) et pour celle de Mérope, triomphale (février 1743). Il rencontre Frédéric II à Wesel, près de Clèves (septembre 1740), part en mission diplomatique à Berlin et en Hollande (1743-1744), séjourne à Versailles pour la représentation de la Princesse de Navarre et celle du Temple de la gloire (1745).
Voltaire cherche, en effet, à obtenir la faveur de Louis XV. Son Poème de Fontenoy est imprimé par l'imprimerie royale (1745). Il est finalement nommé historiographe de France (avril 1745), élu à l'Académie française (avril 1746), avant de recevoir le brevet de gentilhomme ordinaire de la chambre du roi (décembre 1746). Les académies de province et de l'étranger rivalisent pour le compter parmi leurs membres. Il est reçu à Sceaux chez la duchesse du Maine, pour laquelle il écrit ses premiers Contes.
Mais, comme en 1726, l'édifice de son succès s'effondre quand il peut se croire au sommet. L'épisode du jeu de la reine (où Voltaire dit à Mme du Châtelet, qui perdait tout ce qu'elle misait, qu'elle jouait avec des coquins) est moins autant une des causes de sa disgrâce que la conséquence et le symbole de la conduite qu'il a adoptée. Il n'aurait en effet jamais sacrifié son œuvre et sa pensée à la quête des faveurs royales, dont il voulait se faire un bouclier, et le roi savait fort bien qu'il n'était pas un courtisan sincère. La mort de Mme du Châtelet prive Voltaire de son refuge, mais le délie de la promesse qu'il a faite de ne pas répondre à l'invitation de Frédéric.
1.6. Auprès de Frédéric II de Prusse (1750-1754)
1.6.1. Entre admiration et défiance réciproques
À son arrivée à Potsdam, en juillet 1750, Voltaire n'a plus d'illusions sur le roi-philosophe. Il comprend bien que la guerre et l'intrigue passeront toujours avant la philosophie aux yeux de celui qui lui a soumis, en 1740, une réfutation de Machiavel, mais a envahi la Silésie dès 1741. Le souverain et l'écrivain éprouvent l'un pour l'autre un sentiment étrange et violent, mélange d'admiration, d'attachement, de défiance et de mépris. Ce qu'ils se sont écrit l'un à l'autre, et ce qu'ils ont écrit l'un de l'autre, est à interpréter en fonction de toutes leurs arrière-pensées. Voltaire doit se justifier devant l'opinion française, et peut-être à ses propres yeux, d'être allé servir le roi de Prusse : celui-ci accable Voltaire de flatteries tout en le calomniant auprès du gouvernement français, pour lui interdire le retour en France. Le 15 mars 1753, Voltaire reçoit néanmoins le droit de quitter la Prusse.
1.6.2. Une période féconde malgré tout
En peu de temps, Voltaire apprend beaucoup sur le pouvoir politique, sur la parole des rois, sur le rôle des intellectuels, et son expérience humaine, déjà variée, renforce encore davantage son caractère cosmopolite. Il travaille aussi beaucoup, malgré les divertissements, les corvées et les polémiques. En vérité, il songe d'abord à son travail en acceptant l'invitation de Frédéric II. Le Siècle de Louis XIV paraît (1752). Voltaire rédige de grands morceaux de l'Histoire universelle (le futur Essai sur les mœurs et l'esprit des nations), que déjà les éditeurs pirates s'apprêtent à publier d'après des manuscrits volés. Il pense à écrire son Dictionnaire philosophique portatif. Il donne, sous le titre de Micromégas (1752), sa forme définitive à un conte dont le premier état datait peut-être de 1739, et compose le Poème sur la loi naturelle, qui paraît en 1755.
1.6.3. De nouveau en quête d'un abri
Pendant un an et demi, de mars 1753 à novembre 1754, Voltaire cherche un abri. Malgré le bon accueil qu'il reçoit de plusieurs princes d'Allemagne, à Kassel, à Gotha, à Strasbourg, à Schwetzingen, les motifs de tristesse s'accumulent : deux représentants de Frédéric l'ont cruellement humilié et retenu illégalement prisonnier à Francfort (29 mai-7 juillet 1753). Les éditions pirates de ses œuvres historiques et les manuscrits de la Pucelle se multiplient. Mme Denis semble disposée à l'abandonner. Sa santé chancelle. À Colmar, pendant l'hiver de 1753, il songe au suicide. Mais il ne cesse de travailler : cela le sauve.
1.7. Le patriarche (1754-1778)
1.7.1. La retraite à Ferney : une activité intense
En novembre 1754, Voltaire s'installe à Prangins (commune suisse du canton de Vaud), puis en mars 1755 près de Genève dans le domaine de Saint-Jean qu'il rebaptise « les Délices ». S'ensuivent des querelles et même des menaces d'expulsion, à cause des représentations théâtrales auxquelles il doit renoncer, à cause aussi du scandale de l'article « Genève », écrit par d'Alembert dans l’Encyclopédie, où l'on reconnaît son influence.
En décembre 1758, Voltaire achète le château de Ferney (dans l'Ain, près de la frontière suisse), où il ne s'installe qu'en 1759. Il y restera jusqu'à l'année de sa mort et y devient le « grand Voltaire », le « patriarche » qui reçoit des visiteurs de tous pays et correspond avec le monde entier – il dicte ou écrit parfois jusqu'à quinze ou vingt lettres à la suite. Il travaille de dix à quinze heures par jour, fait des plantations, construit des maisons, fonde des manufactures de montres, de bas de soie, donne des représentations théâtrales, des repas, des bals. Ainsi, en une vingtaine d'années, il lance dans le public plus de quatre cents écrits, depuis la facétie en deux pages jusqu'à l'encyclopédie philosophique en plusieurs volumes.
Candide, qui paraît en 1759, marque la fin d'une période d'inquiétude, au cours de laquelle il publie pourtant les Annales de l'Empire (1753) et l'Essai sur les mœurs et l'esprit des nations (1756). Il écrit, à la suite du tremblement de terre ayant détruit la ville, le Poème sur le désastre de Lisbonne (1756) et la première partie de l'Histoire de la Russie sous Pierre le Grand (1759). Il achève et fait paraître l'Orphelin de la Chine (1755), travaille à l'édition générale de ses œuvres entreprise par les frères Cramer. Il tente aussi, sans succès, d'arrêter la guerre en servant d'intermédiaire entre le duc de Choiseul et Frédéric II.
Dans l'immense production de Ferney figurent des tragédies comme Tancrède (1759), Olympie (1764), les Scythes (1768), les Guèbres (1769), les Lois de Minos (1772), Irène (1778), quelques comédies, le commentaire du théâtre de Corneille, des études historiques (Histoire du parlement de Paris, le Pyrrhonisme de l'Histoire, Fragment sur l'histoire générale), des études juridiques (Commentaire du livre des délits et des peines [de Beccaria], Commentaire sur l'Esprit des lois, le Prix de la justice et de l'humanité), des épîtres au roi de Chine, au roi du Danemark, à l'impératrice de Russie, à Boileau, à Horace, etc. Mais même les œuvres de pure littérature ou d'érudition sont liées aux polémiques dans lesquelles Voltaire est engagé, et chacune ne trouve son sens que replacée dans les circonstances qui l'ont fait naître. Il arrive à l'auteur d'expédier en quelques jours une tragédie, à la fois pour attirer l'attention du roi et obtenir la permission de revenir à Paris, qui lui est refusée aussi obstinément par Louis XVI qu'elle l'a été par Louis XV.
1.7.2. Défense de la liberté de pensée
Tout sert le combat philosophique. « Écr. l'inf. », c'est-à-dire « Écrasons l'infâme », répète-t-il à ses correspondants – l'« infâme » étant la superstition, la religion en général et la religion catholique en particulier. Le combat vise aussi l'injustice, l'arbitraire, l'obscurantisme, la sottise, tout ce que Voltaire juge contraire à l'humanité et à la raison. Sa première arme étant le ridicule, satires, épigrammes et facéties bafouent les croyances et les usages qu'il condamne. Elles pleuvent sur Fréron, Omer de Fleury, les frères Le Franc de Pompignan, Jean-Jacques Rousseau, Chaumeix, Needham, Nonnotte, Patouillet, et bien d'autres ennemis récents ou de vieille date. Plusieurs de ces railleries mordantes sont restées célèbres : la Relation de la maladie, de la confession, de la mort et de l'apparition du jésuite Berthier, le Pot-Pourri, les Anecdotes sur Bélisaires ou la Canonisation de saint Cucufin.
Selon un dessein conçu depuis longtemps, Voltaire réunit des articles d'un ton plus sérieux, souvent tout aussi satirique, sur des sujets théologiques ou religieux (le Dictionnaire philosophique portatif, 1764, plusieurs fois réédité, augmenté à chaque réédition, devenu en 1769 la Raison par alphabet, puis simplement le Dictionnaire philosophique) ou sur tous les sujets de philosophie, législation, politique, histoire, littérature, où le philosophe a son mot à dire (Questions sur l'Encyclopédie, à partir de 1770). Il met en forme les recherches de critique religieuse et de critique biblique qu'il a commencées à Cirey avec Mme du Châtelet, et une vingtaine d'essais ou de traités sortent de Ferney de 1760 à 1778 : Sermon des Cinquante (1762), Traité sur la tolérance (1763), Questions sur les miracles (1765), Examen important de Milord Bolingbroke (1766), le Dîner du comte de Boulainvilliers (1768), Collection d'anciens évangiles (1769), Dieu et les hommes (1769), la Bible enfin expliquée (1776), Histoire de l'établissement du christianisme (1777).
Voltaire a des alliés dans ce combat, les encyclopédistes d'Alembert et Marmontel, et il prend leur défense quand ils sont persécutés. Mais, à mesure que se développe en France une philosophie athée, dont les porte-parole sont, entre autres, Diderot et d'Holbach, il ressent le besoin de raffermir les bases de sa propre philosophie, qui est loin d'être toute négative. Il le fait dans des dialogues comme le Douteur et l'Adorateur (1766 ?), l'A.B.C. (1768), les Adorateurs (1769), Sophronime et Adelos (1776), Dialogues d'Evhémère (1777) et dans des opuscules comme le Philosophe ignorant (1766), Tout en Dieu (1769), Lettres de Memmius à Cicéron (1771), Il faut prendre un parti ou le principe d'action (1772).
1.7.3. Le polémiste engagé
Enfin, la satire et la discussion ne suffisent pas à Voltaire. Il fait appel à l'opinion publique et intervient dans des affaires judiciaires qui l'occupent et l'angoissent pendant plusieurs années : affaires Calas, Sirven, Montbailli, La Barre, Lally-Tollendal. Les Contes (l'Ingénu, la Princesse de Babylone, l'Histoire de Jenni, le Taureau blanc) sont la synthèse fantaisiste de toutes ces polémiques et de toutes ces réflexions, pour la joie de l'imagination et de l'intelligence…
Le 5 février 1778, après avoir envoyé devant lui en reconnaissance Mme Denis, Voltaire part sans autorisation pour Paris et y arrive le 19. Sa présence soulève la foule, les visiteurs se pressent à son domicile, la loge des Neuf-Sœurs lui donne l'initiation. L'Académie française lui fait présider une de ses séances, la Comédie-Française – où l'on joue sa pièce Irène – fait couronner son buste sur la scène en sa présence.
Voltaire meurt le 30 mai, en pleine gloire. Son cadavre, auquel le curé de Saint-Sulpice et l'archevêque de Paris refusent la sépulture, est transporté clandestinement et inhumé dans l'abbaye de Seillières par son neveu, l'abbé Vincent Mignot.
Après la Révolution, le 11 juillet 1791, son corps entre en grande pompe au Panthéon, accompagné par l'immense cortège des citoyens reconnaissants, lors de la première cérémonie révolutionnaire qui se déroule sans la participation du clergé. Son épitaphe porte ces mots : « Il combattit les athées et les fanatiques. Il inspira la tolérance, il réclama les droits de l'homme contre la servitude de la féodalité. Poète, historien, philosophe, il agrandit l'esprit humain, et lui apprit à être libre. »
2. L'œuvre de Voltaire
2.1. Le Voltaire historien
2.1.1. Une nouvelle méthode historique
Voltaire a voulu que l'histoire soit philosophique et n'a cessé de faire avancer parallèlement ses travaux historiques et ses réflexions sur les méthodes et les objectifs de l'historien. Parti d'une conception épique et dramatique, qui a pu faire dire que la Henriade était une histoire en vers et l'Histoire de Charles XII une tragédie en prose, il a voulu ensuite faire le tableau d'un moment de haute civilisation dans un pays (le Siècle de Louis XIV), puis retracer l'histoire de la civilisation dans l'univers entier, en commençant au point où Bossuet avait arrêté son Discours sur l'histoire universelle (Essai sur les mœurs et l'esprit des nations et sur les principaux faits de l'histoire depuis Charlemagne jusqu'à Louis XIII, qui devait d'abord être une Histoire générale ou une Histoire de l'esprit humain).
Voltaire entend respecter plusieurs principes, qu'il a de mieux en mieux précisés avec le temps : les faits doivent être exactement établis, contrôlés par la consultation des témoins oculaires et des documents écrits ; tout ce qui est contraire à la raison, à la vraisemblance et à la nature doit être écarté ; les récits légendaires et les miracles n'ont pas leur place dans une œuvre historique, sauf comme exemples de la crédulité et de l'ignorance des siècles passés. Voltaire reproche à ses prédécesseurs et à ses contradicteurs moins leur manque de connaissances que leur manque de jugement. Il s'acharne à dénoncer leurs « bévues » et leurs « sottises ».
Tous les faits, même avérés, ne sont pas à retenir : l'érudition historique a réuni depuis le début du xviie s. une immense documentation, et le critère du tri à faire dans cette documentation est la signification humaine des faits. De sorte que Voltaire s'intéresse moins aux événements, batailles, mariages, naissances de princes, qu'à la vie des hommes « dans l'intérieur des familles » et « aux grandes actions des souverains qui ont rendu leurs peuples meilleurs et plus heureux ». Il ne renonce pas à raconter : l'Histoire de Charles XII est une narration. Les chapitres narratifs dans le Siècle de Louis XIV sont les plus nombreux, mais le récit est rapide et clair. Il vaut une explication et il comporte une signification critique, parfois soulignée d'un trait d'ironie.
Les idées, la religion, les arts, les lettres, les sciences, la technique, le commerce, et ce que Voltaire appelle les « mœurs » et les « usages », occupent une place croissante : ils constituent la civilisation, dont Voltaire écrit l'histoire, sans la nommer, puisque le mot n'existait pas encore.
2.1.2. Trois causes à l'œuvre dans l'histoire
Voltaire voit agir dans l'histoire trois sortes de causes : les grands hommes, le hasard et un déterminisme assez complexe, où se combinent des facteurs matériels – comme le climat et le tempérament naturel des hommes – et des facteurs institutionnels, comme le gouvernement et la religion. De ces dernières causes, il ne cherche pas à démêler le « mystère » : il lui suffit d'affirmer que tout s'enchaîne. Le hasard est ce qui vient dérouter les calculs humains, les petites causes produisant les grands effets. Ici encore, Voltaire est en garde contre une explication trop ambitieuse de l'histoire. Quant aux grands hommes, ils peuvent le mal comme le bien, selon leur caractère et selon le moment où ils apparaissent. Ceux qui comptent aux yeux de l'historien sont ceux qui ont conduit leur pays à un sommet de civilisation : Périclès, Philippe de Macédoine et Alexandre le Grand dans la Grèce antique ; César et Auguste à Rome ; les Médicis au temps de la Renaissance italienne ; Louis XIV dans la France du xviie s.
Voltaire n'ignore pas que ces grands hommes ont rencontré des circonstances favorables et ont été puissamment secondés, qu'ils n'ont pas tout fait par eux-mêmes, que, dans l'intervalle des siècles de « génie », l'humanité a continué à progresser. Mais son scepticisme et son pessimisme sont plus satisfaits de reporter sur quelques individus exceptionnels l'initiative et la responsabilité de ce qui fait le prix de la vie humaine.
2.1.3. Une histoire polémique
Voltaire écrit l'histoire également en polémiste et, malgré son désir de tout comprendre, en civilisé de l'Europe occidentale. Ses jugements sont orientés par les combats philosophiques, par les problèmes propres à son époque et par les intérêts d'un homme de sa culture et de son milieu. Il est assez mal informé des mécanismes économiques. Il considère comme plus agissantes les volontés humaines. Il a délibérément renoncé à rendre compte du mouvement de l'histoire par un principe philosophique, métaphysique, sociologique ou physique : il pense que l'histoire, à son époque, doit devenir une science, non pas parce qu'elle formulera des lois générales, mais parce qu'elle établira exactement les faits et déterminera leurs causes et leurs conséquences.
Plusieurs de ces défauts qu'on reproche à Voltaire sont sans doute des qualités. En tout cas, les discussions actuelles sur l'ethnocentrisme ou sur la possibilité d'une histoire scientifique prouvent qu'on ne peut opposer à la conception voltairienne de l'histoire que des conceptions aussi arbitraires. Il reste que Voltaire a débarrassé l'histoire de la théologie et de toute explication par la transcendance, et qu'il l'a, en sens inverse, arrachée à l'événementiel, à la collection minutieuse de faits particuliers.
Historien humaniste, Voltaire a établi un ordre de valeurs dans les objets dont s'occupe l'histoire, mettant au premier rang le bonheur sous ses formes les plus évoluées. Il a ainsi fait apparaître un progrès que l'historien ne doit pas seulement constater, mais auquel il doit contribuer en inspirant l'horreur pour les crimes contre l'homme. Au récit des actions commises par les « saccageurs de province [qui] ne sont que des héros » (Lettre à A.M. Thiriot, 15 juillet 1735), il a tenté de substituer le récit d'une action unique : la marche de l'esprit humain.
Les principaux essais historiques de Voltaire
2.2. Le Voltaire dramaturge
Au théâtre, l'échec est presque complet, si l'on met à part l'utilisation de la scène comme d'une tribune. Voltaire aimait trop le théâtre : l'histrion en lui a tué le dramaturge, qui, pourtant, avait des idées nouvelles et n'avait pas en vain essayé de comprendre Shakespeare – dont il reste le principal introducteur en France. Son plus grand succès théâtral fut Zaïre (1732) : la pièce a été traduite dans toutes les langues européennes et jouées par les comédiens-français 488 fois jusqu'en 1936.
Il y a certes de beaux passages, du pathétique, du chant dans les tragédies d'avant 1750 (Zaïre, 1732 ; Mérope, 1743). Mais peut-être faudrait-il mettre toutes les autres en prose pour faire apparaître leurs qualités dramatiques. On peut trouver un réel intérêt à quelques pièces en prose, étrangères à toute norme, comme Socrate (1759) ou l'Écossaise (1760) : pour Voltaire, c'était d'abord des satires, elles ont pourtant un accent moderne qui manque trop souvent aux drames de Diderot, Sedaine et Mercier.
Les principales pièces de Voltaire
2.3. Le Voltaire philosophe
2.3.1. Le refus de la métaphysique
Si le philosophe est celui dont toutes les pensées, logiquement liées, prétendent élucider les premiers principes de toutes choses, Voltaire n'est pas un philosophe. Ce qu'il appelle philosophie est précisément le refus de la philosophie entendue comme métaphysique. Qu'est-ce que Dieu, pourquoi et quand le monde a-t-il été créé, qu'est-ce que l'infini du temps et de l'espace, qu'est-ce que la matière et qu'est-ce que l'esprit, l'homme a-t-il une âme et est-elle immortelle, qu'est-ce que l'homme lui-même ? Toutes ces questions posées par la métaphysique, l'homme ne peut ni les résoudre ni les concevoir clairement. Dès qu'il raisonne sur autre chose que sur des faits, il déraisonne. La science physique, fondée sur l'observation et l'expérience, est le modèle de toutes les connaissances qu'il peut atteindre. Encore n'est-il pas sûr qu'elle soit utile à son bonheur.
L'utilité est en effet le critère de ce qu'il faut connaître, et le scepticisme, pour Voltaire comme pour la plupart des penseurs rationalistes de son temps, le commencement et la condition de la philosophie. Mais le doute n'est pas total. Il épargne quelques fortes certitudes :
– que l'existence du monde implique celle d'un créateur, car il n'y a pas d'effet sans cause, et que ce créateur d'un monde en ordre est souverainement intelligent ;
– que la nature a ses lois, dont l'homme participe par sa constitution physique, et que des lois morales de justice et de solidarité, dépendant de cette constitution, sont universellement reconnues, même quand elles imposent des comportements contradictoires selon les pays ;
– que la vie sur cette terre, malgré d'épouvantables malheurs, mérite d'être vécue ;
– qu'il faut mettre l'homme en état de la vivre de mieux en mieux et détruire les erreurs et les préjugés qui l'en séparent.
2.3.2. Le refus de l'esprit de système
Parce que son argumentation devait changer selon ses adversaires, Voltaire n'hésita pas à se contredire en apparence, unissant en réalité dans des associations toujours plus riches les arguments qu'il employait successivement. Ainsi, le tremblement de terre de Lisbonne lui sert, en 1759, à réfuter Leibniz et Alexander Pope, mais la sécurité des voyages « sur la terre affermie » lui sert, en 1768, dans l'A.B.C., à rassurer ceux qui ne voient dans la création que le mal. La métaphysique de Malebranche est sacrifiée vers 1730 à la saine philosophie de Locke et de Newton, mais l'idée malebranchiste du « Tout en Dieu » est développée dans un opuscule de 1769 et mise au service d'un déterminisme universel déiste, opposé et parallèle au déterminisme athée.
Voltaire ignore la pensée dialectique. Il ne sait pas faire sortir la synthèse du heurt entre la thèse et l'antithèse. Il ne peut qu'appuyer, selon le cas, sur le pour ou sur le contre, non pour s'installer dans un juste milieu, mais pour les affirmer comme solidaires, chacun étant la condition et le garant de l'autre. Ce faisant, il ne se livre pas à un vain jeu de l'esprit. Il est persuadé qu'une vue unilatérale mutile le réel et que, dans l'ignorance où est l'homme des premiers principes et des fins dernières, le sentiment des contradictions assure sa liberté.
2.3.3. La philosophie comme morale
Toute la philosophie se ramène ainsi à la morale, non pas à la morale spéculative, mais à la morale engagée, qui peut se faire entendre sous n'importe quelle forme : tragédie, satire, conte, poème, dialogue, article de circonstance, aussi bien que sous l'aspect consacré du traité. Voltaire a pourtant été obsédé par les questions qu'il déclare inutiles et insolubles : elles sont au cœur de ses polémiques.
Son esprit critique se dresse contre un optimisme aveugle fondé sur un acte de foi ou sur des raisonnements à la Pangloss, ce personnage de Candide (1759). Dès le début, il n'est optimiste que par un acte de volonté. Son poème le Mondain, si on le lit bien, fait la satire d'un jouisseur que n'effleure aucune inquiétude. Ses malheurs personnels ont confirmé à Voltaire l'existence du mal. Dire qu'il a été bouleversé et désemparé par le tremblement de terre de Lisbonne, c'est gravement exagérer. Mais il s'en prend aux avocats de la Providence avec irritation et tristesse, parce qu'il refuse de crier « tout est bien » et de justifier le malheur.
Voltaire condamne tout aussi énergiquement ceux qui calomnient l'homme, les misanthropes comme Pascal, et, croyant en un Dieu de bonté, il déteste l'ascétisme et la mortification. Il lui faut se battre sur deux fronts, puis sur trois quand entre en lice l'athéisme matérialiste.
Une aptitude sans égale, au moment où il affirme une idée, à saisir et à préserver l'idée contraire, une adresse géniale à l'ironie, qui est le moyen d'expression de cette aptitude, telles sont les qualités de Voltaire philosophe. Sa pensée est inscrite dans l'histoire de l'humanité. Il a passionné plusieurs générations pour la justice, la liberté, la raison, l'esprit critique, la tolérance. On peut redemander encore à son œuvre toute la saveur de ces idéaux, si l'on a peur qu'ils ne s'affadissent.
Les principaux ouvrages philosophiques de Voltaire
2.4. Le Voltaire conteur
L'ironie voltairienne est intacte dans les romans et les contes « philosophiques », parce qu'ils n'ont pas été écrits pour le progrès de la réflexion ou de la discussion, mais pour le plaisir, en marge des autres œuvres. Voltaire y a mis sa pensée telle qu'il la vivait au plus intime de son être. Elle s'y exprime dans le jaillissement, apparemment libre, de la fantaisie. Ce qui est ailleurs argument polémique est ici humeur et bouffonne invention.
La technique du récit, le sujet des Contes, leur intention ont changé selon les circonstances de la rédaction : Micromégas est plus optimiste, Candide plus grinçant, l'Ingénu plus dramatique, l'Histoire de Jenni plus émue. Ils sont l'écho des préoccupations intellectuelles de Voltaire et de sa vie à divers moments (Zadig [1748] écrit en référence au « roi-philosophe » Frédéric II).
Mais dans tous, Voltaire s'est mis lui-même, totalement, assumant ses contradictions (car il est à la fois Candide et Pangloss) et les dépassant (car il n'est ni Pangloss ni Candide), répondant aux questions du monde qui l'écrase par une interrogation socratique sur ses expériences les plus profondes. Car l'ironie y est elle-même objet d'ironie. Elle enveloppe le naïf, dont les étonnements font ressortir l'absurdité des hommes et la ridiculisent. Elle vise non plus seulement les préjugés et la sottise, mais l'homme en général, être misérable et fragile, borné dans ses connaissances et dans son existence, sujet aux passions et à l'erreur, qui ne peut pas considérer sa condition sans éclater de rire. Ce rire n'anéantit pas ses espérances ni la grandeur de ses réussites, mais signale leur relativité (voyez Micromégas). La finitude et la mort frappent d'ironie toute existence humaine : en épousant l'ironie du destin, en ironisant avec les dieux, l'homme échappe au ridicule, s'accorde à lui-même et à sa condition, et se donne le droit d'être grand selon sa propre norme.
L'ironie de Voltaire est libération de l'esprit et du cœur. Ce que sa pensée peut avoir de rhétorique, de tendancieux, de court quand elle s'exprime dans des tragédies, des discours en vers ou même dans des dialogues, est brûlé au feu de l'ironie. Voltaire n'est dupe d'aucune imposture, d'aucune gravité. Il s'évade par le rire et rétablit le sérieux et le sentimental sans s'y engluer. Il ne court pas le risque de tourner à vide, de tomber dans le nihilisme intellectuel et moral du « hideux sourire » (selon les vers d'Alfred de Musset : « Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire/Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ? », Rolla, 1833). Nullement dérobade d'un esprit égoïste qui ricanerait de tout et ne voudrait jamais s'engager, l'ironie voltairienne est appel au courage et à la liberté. Elle est généreuse.
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Asie
Cet article fait partie du dossier consacré à l'Asie.
L'Asie forme le plus vaste (30 % des terres émergées) et le plus peuplé (près de 60 % de la population mondiale) des continents. Les limites sont nettes au nord (océan Arctique), à l'est (océan Pacifique) et au sud (océan Indien). En revanche, elles le sont moins à l’ouest et au sud-ouest ; par convention, on considère que l'Oural sépare l'Asie de l'Europe (à l'ouest) et que l'isthme de Suez la sépare de l'Afrique (au sud-ouest). Toute la partie continentale est dans l'hémisphère Nord (entre 1° et 77° de latitude) ; seules des îles d'Indonésie sont situées au sud de l'équateur. De l'ouest à l'est, le continent s'étire sur 164° de longitude.
L’Asie peut être divisée en grands ensembles distincts :
– l'Asie occidentale (Proche-Orient et Moyen-Orient) ;
– l'Asie septentrionale (comprenant la partie asiatique de la Russie) ;
– l'Asie méridionale (ou Asie du Sud) ;
– l'Asie centrale ;
– l'Asie du Sud-Est ;
– l'Asie orientale (ou Extrême-Orient).
* Superficie : 44 millions km2
* Population : 4 298 723 000 hab. (estimation pour 2013)
*
GÉOGRAPHIE
1. Le milieu naturel
Comparée aux autres continents, l'Asie possède l'altitude moyenne (environ 950 m) la plus élevée, nonobstant la présence des dépressions les plus profondes du monde. Le centre du continent est en effet occupé par le plus important ensemble montagneux de la planète, qui s'étire du Taurus à l'archipel de la Sonde et qui englobe notamment l'Himalaya (8 848 m à l'Everest) ; cependant que le fond du lac Baïkal se situe à moins de 1 300 m au-dessous du niveau de la mer. Les forts contrastes de relief se retrouvent aussi le long des façades sud et est du continent, avec des grandes chaînes volcaniques qui bordent les fosses océaniques les plus profondes (fosses d'Indonésie, des Philippines, des Ryukyu, du Japon, des Kouriles, du Kamtchatka). Les montagnes se succèdent en chaînes orientées, pour l'essentiel, d'est en ouest (chaînes Pontique et du Taurus, du Caucase, de l'Hindu Kuch, de l'Himalaya, du Tian Shan, des Qinling) et s'infléchissent vers le sud dans la partie sud et orientale du continent (Arakan Yoma, Grand Khingan). Ces massifs, parfois volcaniques (surtout à l'est et dans le sud-est insulaire), enserrent des plaines ou des plateaux : Anatolie, plateau iranien, Tibet, Ordos, plaine de Mandchourie.
Les grands fleuves de l'Asie des moussons y ont trouvé les matériaux des plaines alluviales et deltaïques (plaine indo-gangétique, delta du Mékong, grandes plaines de Chine).
Au nord et au sud, de vastes régions de plaines et de plateaux correspondent à la présence de boucliers cristallins précambriens (Arabo-syrien, Deccan, Turkestan, Sibérie orientale), parfois recouverts d'épais sédiments (Sibérie occidentale).
2. Le climat
L'extension en latitude explique la diversité des climats. On y vit en effet sous un climat continental en Sibérie, aux hivers longs et froids et aux étés brefs et chauds. Le sol, constamment gelé en profondeur, porte une maigre végétation, la toundra (à laquelle succède, vers le sud, la taïga). Au sud, de la mer Caspienne jusqu'au Gobi, c'est un climat désertique ou du moins aride (avec une maigre steppe) aux forts contrastes thermiques. Également désertiques mais constamment chauds sont les climats de l'Arabie au Sind. Tout le Sud-Est, plus chaud, est affecté par la mousson, qui apporte des pluies d'été, essentielles pour l'agriculture. La forêt dense recouvre partiellement l'Insulinde (Bornéo et Sumatra notamment), constamment et abondamment arrosée.
3. La population
L'Asie est une mosaïque de peuples, de cultures et de religions. L'étendue ainsi que le relief montagneux ou désertique qui compartimente le continent ont permis à des communautés humaines de développer des spécificités culturelles. Pourtant, les voies commerciales, spécialement les routes du thé, ont favorisé l'interpénétration de certains aspects des cultures. L'islam et le bouddhisme en sont les exemples les plus frappants, qui se sont répandus depuis leur foyer respectif (Arabie, Inde) jusqu'en Extrême-Orient. Ces échanges ont façonné l'Asie contemporaine, plus profondément et durablement que les bouleversements dus aux guerres, dont pourtant le continent a été le théâtre permanent dans son histoire.
La démographie de l'Asie est « excessive », avec à la fois des déserts et des steppes sous-peuplées et des zones de surpopulation extrême dans les deltas et les plaines alluviales. Ce continent est le plus peuplé de la planète, avec plus de 4 milliards d'habitants et deux États – la Chine et l'Inde – qui dépassent, chacun, le milliard d'habitants. Il serait absurde d'établir une densité moyenne de population tant les contrastes sont grands. Les États des steppes et des hauts plateaux, où l'on trouve de vastes déserts, sont en effet sous-peuplés (comme la Mongolie, avec une densité de 1,5 habitants par km2) tandis que les États de l'Asie des moussons sont surpeuplés (comme le Bangladesh, avec une densité de plus de 900 habitants par km2). La plupart des pays d'Asie ne connaissent pas le contrôle des naissances et ont un taux de croissance naturel de plus de 2 % l'an. La forte natalité (autour de 35 ‰) est compensée par une mortalité encore élevée (11 à 12 ‰), notamment la mortalité infantile (91 ‰ au Pakistan). À l'exception du Japon, déjà confronté au vieillissement de sa population, les pays les plus développés économiquement sont entrés dans la première phase de la transition démographique, liée à la baisse de la mortalité (5 ‰ en Malaisie, 11 ‰ pour la mortalité infantile). Mais la baisse du taux de croissance (autour de 1,5 ‰) est très lente en raison de la forte natalité des années passées, dont les conséquences démographiques s'étendent sur plusieurs générations ; c'est notamment le cas pour la Chine, où le contrôle des naissances est aujourd'hui rigoureux et, dans une moindre mesure, pour l'Inde.
4. L'économie
4.1. L'agriculture, entre tradition et modernité
Le poids démographique global et l'existence d'une population encore massivement rurale expliquent que l'agriculture soit dominée par des productions vivrières, le riz, grande céréale de l'Asie des moussons – on parle de « civilisation du riz » – et le blé, le maïs et l'orge que l'on trouve au Proche-Orient et au Moyen-Orient. En Extrême-Orient, hors ceinture des moussons, blé, maïs et sorgho dominent (Chine centrale). Les vastes régions semi-arides sont consacrées pour l'essentiel à l'élevage. Dans la partie occidentale de l'Asie (y compris ici la partie ouest de la Chine), l'élevage demeure également une des bases de la subsistance, mais l'économie traditionnelle, fondée sur le nomadisme, est bouleversée par l'effort des États pour favoriser la sédentarisation (Arabie saoudite, Chine) ou par la modernisation des méthodes (Iran). S'y ajoutent les productions de fruits et légumes quand le climat s'y prête (l'Asie occidentale, l'Asie méridionale, et encore, dans une moindre mesure, la Mongolie).
4.2. L'eau, défi majeur du xxie s.
Le problème capital de l'Asie est celui de l'eau, soit parce qu'elle manque (Proche- et Moyen-Orient, nord et nord-ouest de l'Asie orientale), soit en raison de son abondance (Asie méridionale). Si la maîtrise de l'eau a toujours constitué dans l'histoire de l'Asie une donne majeure dans le jeu du pouvoir, depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours (barrage d'Assouan en Égypte, crues du Yangzi Jiang en Chine), ses enjeux contemporains apparaissent de plus en plus nettement (Israël/territoires palestiniens-Syrie, Turquie/Syrie-Iraq, etc.) en raison de l'augmentation spectaculaire du besoin généré par l'industrialisation des méthodes de culture (Arabie saoudite, Israël), mais aussi à cause de la pollution dont les effets s'aggravent dans les pays nouvellement industrialisés (Asie orientale et Asie du Sud-Est).
4.3. Des ressources abondantes mais inégalement réparties
Les ressources énergétiques sont globalement très importantes, mais insuffisantes pour les grands centres industriels d'Asie orientale. Le Japon, la plus grande puissance industrielle de la région (et la deuxième du monde), dépend ainsi largement du reste du monde – et, notamment, du Moyen-Orient – pour son approvisionnement énergétique.
L'Asie produit en effet 40 % du pétrole mondial et même plus de la moitié si l'on ajoute la production russe (surtout en Sibérie occidentale, qui dispose aussi de gigantesques ressources en gaz naturel) à la production du Moyen-Orient, de l'Asie centrale, de la Chine et de l'Indonésie. Toutefois, la partie de l'Asie qui consomme le plus d'hydrocarbures, l'Asie orientale, doit importer l'essentiel de sa consommation ; elle produit en effet seulement 10 % des hydrocarbures de la planète et ses réserves sont évaluées, au mieux, à 5 % des réserves mondiales, alors qu'elle consomme le quart de la production mondiale.
Cela explique l'importance stratégique des exploitations offshore d'hydrocarbures en mer de Chine – jusqu'à ce jour très décevantes – et des lieux de passage obligés des pétroliers. Ceux-ci transportent chaque année quelque 500 millions de tonnes du précieux carburant, depuis le golfe Persique jusqu'au Japon et en Corée du Sud, par les détroits de Malacca et de Lombok, et, dans le sens Asie-Europe, des chargements de conteneurs ou d'automobiles (on compte 300 passages de navires par jour à la hauteur de Singapour).
En Asie, 53 % de l'énergie industrielle et 55 % de l'électricité proviennent encore du charbon ; la moitié de la production mondiale y est d'ailleurs extraite si l'on prend en considération le bassin sibérien du Kouzbass.
Enfin, l'hydroélectricité est très en retard sur les possibilités naturelles : si le barrage des Trois-Gorges, en Chine, sur le Yangzi Jiang, est opérationnel, l'aménagement du Mékong demeure à l'état de projet.
HISTOIRE
L'Asie offre un contraste extraordinaire entre les grandes unités territoriales et culturelles d'une part et le morcellement des populations, des traditions ou des langues d'autre part. À l'Inde et à la Chine densément peuplées, par exemple, s'opposent les États d'Asie occidentale du Proche- et du Moyen-Orient, situés à la jonction de trois continents (Europe, Afrique, Asie). Berceau des trois grandes religions monothéistes (judaïsme, christianisme et islam), des deux grandes religions de l'Asie orientale (hindouisme et bouddhisme) et de nombreuses disciplines spirituelles (confucianisme, taoïsme, etc.), le continent est divisé entre de nombreuses ethnies et religions.
Asie occidentale, la question de l'identité
La conquête arabe et l'expansion islamique ont profondément marqué cette partie du monde. Notons cependant que l'islam s'est répandu bien au-delà des limites de l'Asie occidentale : en Chine, en Indonésie, au Pakistan et en Asie centrale.
Une région convoitée, déchirée par les conflits
Après l'effondrement de l'Empire ottoman, les richesses pétrolières ont fait du Moyen-Orient l'enjeu de rivalités entre les grandes puissances, compliquées à la fois par l'accession de tous les États de la région à l'indépendance après la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis par les effets de la renaissance islamique.
Mais l'histoire contemporaine de l'Asie occidentale est avant tout marquée par le conflit israélo-palestinien qui plonge ses racines dans la question plus fondamentale de cette région, celle des nationalités et, au-delà, celle de l'identité. Ce problème est issu à la fois de l'éclatement d'un grand empire multiethnique et multiculturel, l'Empire ottoman à la fin de la Première Guerre mondiale, et de la décolonisation.
En réaction à l'interférence occidentale par le biais de la colonisation s'est développée la recherche d'identité, sur laquelle est venue se greffer la résurgence de l'islam. La Turquie ne cesse d'osciller, par exemple, entre un pôle islamique traditionaliste et un pôle laïc progressiste. La question kurde, mais aussi et surtout l'écartèlement entre modernisme et traditionalisme, sont à l'origine de la révolution islamique en Iran (1979). La crainte de l'influence révolution islamique iranienne sur sa majorité chiite pousse l'Iraq à déclencher une guerre très meurtrière contre l'Iran en 1980 (→ guerre Iran-Iraq).
À ce schéma conflictuel sont venus s’ajouter les enjeux du pétrole. Ainsi, sorti puissamment armé mais fragile économiquement de sa guerre contre l'Iran, l'Iraq a envahi le Koweït en raison de la production de pétrole koweïtien qui menaçait ses revenus, déclenchant alors la réaction d'une coalition internationale (guerre du Golfe).
Israël et les Arabes
Plus au sud, le Proche-Orient, qui fait partie du monde méditerranéen, entretient avec l'Europe des relations depuis toujours déterminantes. Son histoire renvoie à celle de l'expansion européenne. Elle est aussi marquée par la présence en son centre de Jérusalem, ville sacrée pour les Juifs, les chrétiens et les musulmans. La radicalisation contemporaine des conflits est le résultat combiné des décolonisations et du sort particulier du peuple juif. Après la fin du mandat britannique en Palestine, la proclamation d'indépendance de l'État d'Israël (1948) a entraîné quatre guerres israélo-arabes, qui se sont accompagnées de conquêtes territoriales au détriment de l'Égypte, de la Jordanie, de la Syrie et des Palestiniens.
La globalisation actuelle agit exactement comme à l'époque des empires centralisateurs et niveleurs (URSS comprise) : loin d'une uniformisation, elle favorise les singularités nationales comme les solidarités transnationales. Ainsi, à l'intérieur des États (Liban, par exemple), l'argument de la « menace israélienne », comme celui de la « subversion islamiste », ne parviennent plus à occulter la contestation latente des populations qui se paupérisent.
Quant aux solidarités transnationales naissantes, elles résultent de réactions à des événements extérieurs. Ainsi, le changement de stratégie des États-Unis, qui sont passés du containment (« endiguement ») de l'Iraq (guerre du Golfe) à une politique plus radicale visant à renverser le régime de Saddam Husayn, ne parvient pas à rallier le consentement du monde arabe, sensible à la question de la solidarité panarabique ou panislamique selon les cas.
Pour en savoir plus, voir les articles Orient arabe, Question palestinienne.
Asie méridionale et centrale, l'affirmation de souveraineté
L'Asie méridionale et les radicalismes religieux
En Asie méridionale et dans la majeure partie de l'Asie centrale, la notion d'identité prend tout son sens, spécialement sous l'impulsion de la renaissance de l'islam.
Au moment de l'indépendance de l'Inde, la scission de la partie traditionnellement musulmane (Bengale) de l'ancien empire donne naissance au Pakistan (1947), lui-même confronté par la suite à la scission de sa partie orientale, avec la fondation du Bangladesh en 1971. Guerres, massacres et transferts massifs de populations, en fonction des confessions religieuses, n'ont cessé d'attiser depuis l'hostilité entre ces États au sujet du Cachemire) et l'explosion sporadique d'affrontements interethniques ou confessionnels à l'intérieur de ceux-ci. Face au Pakistan qui bénéficie généralement du soutien des pays islamiques, l'Inde accentue l'affirmation de sa souveraineté sous la férule nationaliste hindoue. Elle poursuit en outre son installation dans le statut de grande puissance, comme en témoignent son intervention dans le conflit tamoul au Sri Lanka (1987-1990) et les essais nucléaires auxquels elle procède à partir de 1998 ; les menaces de conflit entre l’Inde et le Pakistan sont récurrentes, et réapparaissent à l'occasion de chaque nouvelle crise majeure. Le Bangladesh, pour sa part, se débat dans sa recherche d'identité.
En Afghanistan, enfin, après la campagne de frappes américaines et la chute des talibans fin 2001, un gouvernement intérimaire multiethnique, regroupant en son sein les adversaires d'hier, est mis en place. Le maintien de ce fragile équilibre est un défi de taille pour ce pays ravagé depuis plusieurs décennies par des guerres (notamment contre l’URSS dans les années 1980).
L'Asie centrale, à la conquête difficile de sa liberté
En Asie centrale, région longtemps placée sous l'influence soviétique, des États musulmans sont nés (Kirghizistan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Turkménistan et Kazakhstan) après la dislocation de l'URSS en 1991. Le développement de la production de pétrole et de gaz naturel (mer Caspienne) ainsi que la construction ou l'agrandissement des oléoducs et des gazoducs vers la mer Noire, la Méditerranée, le golfe Persique et la Chine sont devenus le moteur essentiel de la puissance publique dans ces Républiques.
Identité nationale et réaction à la colonisation ont gouverné l'histoire récente de la région. Objet de la rivalité entre les Empires britannique et russe à la fin du xixe siècle, l'Asie centrale, au carrefour des civilisations perse, turque et mongole, reste un patchwork d'ethnies et de cultures. Avant que ne s'exerce la tutelle soviétique, qui a abouti à une division entre États linguistiquement distincts (persophones, turcophones, slavophones), ces peuples se pensaient turcs (Turkestan) sans se reconnaître dans une véritable identité nationale.
Sous le régime soviétique, le concept de nation a progressé en dépit du nivellement communiste, mais il manque encore de maturité. Aussi le vide laissé par l'URSS en 1991 n'a-t-il pas été comblé par la Communauté des États indépendants (CEI). L'affirmation de souveraineté pousse ces États, en réaction contre l'ancienne puissance tutélaire, à rechercher des alliances en direction de la Turquie, de l'Iran ou du Pakistan.
Mais, sans tradition d'organisation administrative, à la souveraineté encore mal assise et n'ayant pas encore entamé d'évolution démocratique, ils sont confrontés à l'émergence revendicatrice des particularismes. Aux questions ethniques s'ajoutent la multiplication des oppositions politiques et la poussée des mouvements islamistes fondamentaux.
Comme ailleurs en Asie, des signes de solidarité panasiatique et la globalisation (implication accentuée de l'Union européenne et des États-Unis, par exemple) peuvent laisser espérer l'intervention de facteurs d'apaisement dans les crises identitaires liées à la naissance d'États-nations (crise tadjike dans les années 1990).
Dans le cadre de leur campagne antiterroriste lancée au lendemain des attentats du 11 septembre, les États-Unis prennent pied durablement dans la région en déployant leurs troupes dans plusieurs États (Ouzbékistan, Kirghizistan), ou dans le Caucase (Géorgie, Azerbaïdjan), au grand dam de la Russie qui y voit cependant une remise en cause de sa domination dans son ancien pré carré.
Asie du Sud-Est, le retour à l'unité
L'Asie du Sud-Est, qui comprend la péninsule indochinoise et les États insulaires du Sud-Est, est en partie épargnée par les questions d'identité.
Pays de la péninsule indochinoise
Influencés d'un côté par la civilisation indienne et de l'autre par la civilisation chinoise, les peuples de la péninsule indochinoise ont trouvé depuis longtemps leur propre voie culturelle, en général du côté de la symbiose des influences, dans des États fortement unitaires en raison des longues luttes que les populations locales ont dû mener pour survivre. Tous colonisés par l'Occident, ces pays ont hérité avec leur indépendance soit de problèmes de souveraineté avec leurs voisins (Thaïlande, Viêt Nam), soit de difficultés consécutives à l'adoption du modèle communiste (Laos, Cambodge).
La Thaïlande, dotée d'institutions mal adaptées, comme en témoignent les nombreux coups d'État de son histoire récente – malgré une identité forte cimentée par sa royauté –, a longtemps été confrontée à un voisinage difficile avec le Viêt Nam (afflux de réfugiés de la guerre du Viêt Nam, puis réfugiés du Cambodge et du Laos, et pression vietnamienne sur ses frontières). Mais sa marche vers la prospérité économique tend, malgré les crises, à l'asseoir dans une position régionale éminente.
Le Viêt Nam, dont l'unité et l'identité n'ont cessé de se forger dans les guerres, a su conquérir un statut de puissance régionale (renversement des Khmers rouges au Cambodge en 1979, résistance victorieuse à l'invasion chinoise de 1979) en dépit de contentieux de souveraineté qui perdurent avec la Chine (îles Spratly).
Le Cambodge tente difficilement de retrouver l'harmonie entre les factions issues de l'une des plus sanglantes guerres civiles de l'histoire, mais conserve son unité grâce notamment à la famille royale des Sihanouk.
Le Laos, quant à lui, est marqué par une dictature qui a du mal à assurer un décollage économique.
Franges insulaires
La question de l'identité ne se retrouve plus que dans les franges insulaires de la zone (Malaisie, Indonésie, Philippines), où les mélanges de populations, dans des régions situées traditionnellement sur les grandes voies maritimes et commerciales, et la difficile coexistence des religions – de l'islam en particulier avec les autres religions (bouddhisme et christianisme) – reposent le problème de l'unité. Ces pays ont connu une forte progression économique, mais les crises de croissance récentes et la résurgence des problèmes ethniques compromettent leur prospérité naissante.
L'Indonésie en outre n'est pas épargnée par les questions de souveraineté (Timor oriental, Aceh, Irian Jaya ou Papouasie-Occidentale) et les Philippines sont confrontées à des mouvements indépendantistes.
Enfin, la Birmanie, divisée entre communautés ethniques et religieuses hostiles les unes aux autres, ne parvient pas encore à trouver une unité autrement que sous la poigne d'une junte militaire.
Asie orientale, la rivalité des ambitions
La crise identitaire est dépassée en Asie orientale (ou Extrême-Orient), grâce à la forte unité culturelle héritée de l'histoire, ainsi qu'à l'antériorité d'organisations politiques centralisées et hiérarchisées. Subsistent néanmoins des problèmes issus de la décolonisation et liés à l'affirmation de souveraineté et à la reconquête d'un prestige passé.
Réussite économique et tensions persistantes
Une des singularités de l'Asie orientale, partagée dans une moindre mesure par l'Asie méridionale, par rapport à l'Asie occidentale, provient de ce qu'elles cumulent les records mondiaux. On y trouve en effet les deux États milliardaires en hommes (Chine et Inde) et quatre autres pays dépassant les cent millions d'habitants (Indonésie, Pakistan, Japon et Bangladesh). En outre, la Chine et le Japon occupent respectivement le 2e et 3e rang mondial pour leur PNB. La région du Pacifique, dont ces pays constituent la façade orientale, promet d'ailleurs de devenir le centre de gravité du xxie s.
Cette émergence illustre un mouvement d'oscillation caractéristique de l'histoire de l'Asie qui a vu alterner des périodes où les empires des steppes concentraient le pouvoir et d'autres où sa façade maritime dominait le continent.
Dans une perspective d'histoire contemporaine, la guerre froide a marqué la région en radicalisant des oppositions idéologiques qui ont agi à l'encontre de l'unité nationale (fondation de Taïwan, division mongole, partage de la péninsule coréenne en deux États distincts à l'issue de la guerre de Corée, invasion du Tibet).
Cet héritage de divisions internes, accentué par les rivalités entre souverainetés concurrentes, fait qu'en dépit des succès économiques, l'Asie orientale demeure un théâtre de tensions, où de nombreuses frontières sont l'objet de litiges, notamment autour des îles, dont on suppose que les sous-sols marins regorgent de richesses naturelles (îles Paracel et îles Spratly).
Vers la mise en place d'une autorité régionale, difficile mais nécessaire
Conséquence de cette instabilité, on assiste à des tentatives pour organiser une autorité régionale, ou, au moins, pour jeter les bases d'un marché commun de la région du Pacifique, à l'instar de ce qui se passe en Europe et en Amérique. Mais ni l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN) et ni la Coopération économique Asie-Pacifique (APEC) ne parviennent à transcender les rivalités ou à résoudre les crises telles que celle qui a secoué cette partie du monde de 1997 à 1999 (→ crise asiatique).
Cette difficulté à mettre en place une coopération régionale est illustrée également par les tentatives infructueuses de neutralisation atomique de la région, la seule de la planète à avoir connu une utilisation militaire de l'arme nucléaire, en août 1945, à Hiroshima et à Nagasaki. En Asie du Sud, l'Inde et le Pakistan refusent d'adhérer au traité de non-prolifération nucléaire (TNP) et procèdent à des essais nucléaires. En Extrême-Orient, la Corée du Nord exerce un chantage : l'abandon de ses projets d'armement nucléaire contre des aides alimentaires et techniques massives.
Dépourvue de regroupements régionaux, l'Asie orientale est à un moment clé de son histoire. Les décollages économiques réussis et ceux qui s'annoncent génèrent des malaises internes et des troubles sociaux (Indonésie, Corée du Sud, Chine) et des tensions régionales susceptibles de la faire dégénérer en zone à hauts risques diplomatiques et militaires, en raison notamment de la réticence du Japon à assumer ses responsabilités régionales en matière militaire depuis le désengagement américain intervenu à la fin des années 1990, de la montée en puissance de la Chine, ou des hésitations de la politique étrangère des États-Unis. Mais, en même temps, la globalisation agit plus nettement qu'en Asie occidentale en faveur d'une cohérence panasiatique, peut-être en raison de l'interdépendance économique des marchés locaux, de plus en plus marquée et vitale à la poursuite du développement.
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PIERRE CORNEILLE |
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Pierre Corneille
Poète dramatique français (Rouen 1606-Paris 1684).
La situation de Corneille aujourd'hui est paradoxale : un nom illustre, une tragi-comédie extrêmement célèbre (le Cid, 1637), dont quantité de répliques sont connues du grand public, un adjectif (« cornélien ») passé dans l'usage courant contrastent avec une certaine méconnaissance de pans entiers de son œuvre.
Naissance
6 juin 1606 à Rouen.
Famille
Son père est « maître des Eaux et Forêts de la vicomté de Rouen », une modeste profession administrative qui le range dans la petite bourgeoisie. Sa mère est issue d'une famille d'avocats. Son frère cadet Thomas sera lui aussi auteur dramatique.
Formation
Études au collège des Jésuites de Rouen, puis licence de droit.
Premiers succès
Succès immédiat de Mélite, première pièce et première comédie (1629-1630). Triomphe absolu du Cid (1637), aussitôt suivi d’une vive « querelle » (polémique).
Évolution de la carrière de l’auteur :
– un auteur comique (1631-1645) : la Veuve, la Galerie du Palais, la Suivante, la Place royale, quatre comédies, de 1631 à 1634. L'Illusion comique (1636). Retour à la comédie sept ans plus tard avec le Menteur (1643-1644) et la Suite du Menteur (1644-1645).
– le spécialiste de la tragédie romaine et politique (1640-1652) : avec notamment Horace (1640), Cinna (1642), Polyeucte (1643), Nicomède (1651).
– la tentation de l’abandon : échec de Pertharite (1652) et « retraite ».
– le retour au théâtre : Œdipe (1659). Efforts de renouvellement avec deux « comédies héroïques » : Tite et Bérénice (1670) et Pulchérie (1672). Échec d’Agésilas (1666). Trois succès : Sertorius (1662), Sophonisbe (1663), Othon (1664).
Concurrence de plus en plus vive de Racine : demi-échec d’Attila en 1667, l’année d’Andromaque. Retraite définitive après Suréna (1674).
Mort
Le 1er octobre 1684 à Paris.
1. Corneille ou une vie vouée au théâtre
Corneille fait ses études chez les jésuites de sa ville natale. Reçu avocat au parlement de Rouen en 1624, il achète deux offices. Mais c'est la carrière poétique et dramatique qui l'attire. Dès 1629, il fait jouer à Paris une comédie, Mélite, et, malgré Clitandre (1630-1631), tragi-comédie, il semble se consacrer au genre (la Veuve, 1631 ; la Galerie du Palais, 1631-1632 ; la Suivante, 1632-1633 ; la Place Royale, 1633-1634). Richelieu l'accueille parmi les cinq auteurs qui travaillent sous sa protection, mais Corneille reprend vite sa liberté, et, alors qu'il donne sa comédie la plus originale (l'Illusion comique, 1636), le succès de sa première tragédie, Médée (1635), infléchit sa carrière, confirmée par le triomphe du Cid.
Mais, si le public le suit, les « doctes » le boudent et suscitent une querelle littéraire qui ne sera close qu'en 1638 avec la publication des Sentiments de l'Académie sur le Cid.
Corneille se tait pendant trois ans et finalement s'incline. Il écrit des tragédies « régulières » (Horace, 1640 ; Cinna, 1641 ; Polyeucte, 1642 ; Rodogune, 1644 ; Héraclius, 1647 ; Nicomède, 1651), entrecoupées de comédies (le Menteur, 1643 ; Don Sanche d'Aragon, 1650).
Marié en 1640 avec Marie de Lampérière, Corneille a six enfants ; son deuxième fils sera tué en 1674 au siège de Grave-en-Brabant. Académicien en 1647, il renonce à ses charges d'avocat trois ans plus tard. En 1651, l'échec de Pertharite le décourage brutalement. Pendant sept ans, il ne s'occupe que d'une traduction en vers de l'Imitation de Jésus-Christ (1656).
En 1659, il tente de reconquérir son public et donne successivement la Toison d'or (1661), Sertorius (1662), Othon (1664), Attila (1667). Mais la plupart des suffrages vont maintenant à Racine, dont la Bérénice (1670) obtient un succès bien plus vif que Tite et Bérénice, que Corneille fait jouer la même année. Après Pulchérie (1672) et Suréna (1674), mal accueillis, il cesse d'écrire, s'occupant de donner une édition complète et réfléchie de son théâtre (1682).
2. L’œuvre de Corneille
Le théâtre de Pierre Corneille comporte deux inspirations correspondant à deux temps de sa vie. Le premier temps – le moins connu – est celui de la comédie, d’une peinture d’actions légères, insolentes, peu morales : c’est un auteur joyeux et caustique qui fait rire son public. Le second temps – malgré deux pièces comiques au début de cette deuxième période, bien plus longue que la première – est celui des tragédies. Cette deuxième inspiration, qui cherche à élever l’âme et l’esprit du spectateur, prend toute sa force à partir du Cid. Cette tragi-comédie est influencée par le théâtre espagnol mais impose une forme et une morale de l’héroïsme qui vont fonder le théâtre classique français (→ le classicisme en littérature).
Corneille donne ensuite de nombreuses tragédies, plus méditatives, très politiques, innervées d’une sensibilité cachée, empreintes à la fois d’un sens stoïcien de la vie et d’une forte croyance dans les vertus du christianisme.
2.1 De la comédie au genre tragique
Le théâtre de Corneille est beaucoup plus varié qu’on ne le croit. Lorsqu’il publia sa comédie le Menteur, il écrivit dans sa préface : « Je vous présente une pièce de théâtre d’un style si éloigné de ma dernière, qu’on aura de la peine à croire qu’elles soient parties de la même main, dans le même hiver. » Il venait, en effet, de faire jouer une tragédie, La Mort de Pompée.
Corneille n’aimait pas les règles et les qualifications trop strictes. Il qualifia Le Cid de « tragi-comédie » avant de le rebaptiser « tragédie ». Et il pratiqua la pure « comédie » et la « comédie héroïque » – genre noble, qui ne prétend pas au seul divertissement. Ce qui importe surtout est de noter que l’écrivain commença par des comédies et qu’à partir du Cid, il cessa d’en écrire, à une exception près.
La majorité de ses trente-deux pièces relève du genre sérieux. On raconte que Corneille suivit le conseil d’un ami lui disant que la gloire était liée au traitement des sujets graves. Une autre raison tient aussi dans la maturation du poète : au fil des années, il eut une vision de plus en plus noire et de plus en plus chrétienne de la vie et de l’Histoire. Il fut pourtant à ses débuts un remarquable auteur de comédies.
Les comédies de jeunesse
Corneille jeune fut le peintre de la jeunesse. Mélite ou les Fausses Lettres (1625), sa première pièce, la Galerie du palais ou l’Amie rivale (1633) et la Place royale ou l’Ami extravagant (1634) représentent de jeunes amoureux qui se quittent, se retrouvent, changent de partenaire, tendent des pièges pour éprouver l'autre ou mettre fin à leur relation… Il y a là une vivacité, une insolence, une liberté, une forme d’immoralité qui surprennent chez un auteur dont l’œuvre ultérieure sera de plus en plus celle d’un rigoriste observant le jeu social et politique.
En outre, l’exercice de la comédie permet à Corneille de parler de son époque, alors que la tragédie est, par principe, transposée dans un univers culturel défini, lié au passé. Il y a donc un premier Corneille tourné vers la joie de vivre et d’aimer.
Une comédie de l’illusion
Parmi ses comédies, l’Illusion comique (1636) est la plus originale. Elle garde ce climat de jeunesse, avec quelques personnages aux amours brouillonnes, mais elle est surtout marquante par sa construction et par son éloge du théâtre. Sa construction imbrique le plan de la réalité et le plan du spectacle, car le personnage du père, qui cherche à connaître le sort de son fils disparu, croit voir une action réelle et suit en réalité, guidé par un magicien, les répétitions d’une pièce où joue son fils. Lorsque ce fils meurt sous ses yeux, il croit à une mort réelle, avant de comprendre qu’il s’agit d’une simulation.
« Illusion comique » veut dire « illusion théâtrale, jouée par des comédiens ». Influencé par le théâtre espagnol (qui restera l’une de ses grandes références), Corneille crée en France une dramaturgie du jeu de miroirs, qui est une préfiguration du « théâtre dans le théâtre » – comme l’illustrera beaucoup plus tard Pirandello. Cet art du vrai et du faux est aussi une célébration de l’art dramatique. En un temps où la profession de comédien est socialement très risquée (elle est notamment condamnée par l’Église, qui excommunie les acteurs) et où les pièces ont de plus en plus de succès, l’auteur proclame le triomphe moderne du théâtre, à travers les propos du magicien Alcandre :
À présent le théâtre
Est en un point si haut que chacun l’idolâtre
Et ce que votre temps voyait avec mépris
Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits.
2.2. La révolution du Cid
La création du Cid en 1637 est un événement fondateur. La pièce peut être considérée comme la première grande tragédie, ou tragi-comédie, c’est-à-dire tragédie avec une fin heureuse, du théâtre classique français. Aucun auteur n’avait jusqu’alors atteint cet éclat dans la forme et posé des questions aussi existentielles à travers des personnages aussi nobles et des conflits moraux aussi élevés.
Le dilemme cornélien
Les protagonistes se débattent dans un dilemme, depuis qualifié de cornélien : que choisir, de la fidélité aux principes et vertus que l'on vous a inculqués, ou de votre bonheur individuel ? La scène est à Séville, au temps de la Reconquête espagnole. Les temps sont encore chevaleresques et propices aux héros. Rodrigue a tué un homme de bien, il est criminel et pourtant il a sauvé sa patrie.
Le Cid est un chef-d’œuvre à plus d'un titre. D’abord par son principal débat, qui porte sur l’honneur : cette revendication morale doit-elle l’emporter sur les droits de l’amour ? L’honneur lui-même est-il plus important s’il est de caractère national, familial, individuel ? L’esprit de chevalerie est-il plus guerrier que galant, ou plus respectueux de l’amour et de la femme que des idéaux militaires ?
Poser ces questions à travers une tragédie, c’est plaider pour une société où les vérités ne sont pas figées mais soumises à la réflexion morale et aux considérations humaines. Contrairement aux images qu’on a souvent associées au théâtre cornélien, la pièce choisit le camp de la jeunesse et de l’amour. Mais elle le fait sans négliger les enjeux politiques. Elle place ses deux jeunes héros et leur amour enflammé dans la structure et le cheminement d’un pouvoir dont Corneille est un observateur de plus en plus aiguisé.
Succès et polémique
Le succès fut considérable. Mais les critiques, venant d’auteurs jaloux et d’une clique réunie autour de Richelieu et de l’Académie française, qui prônaient l’application stricte de règles étroites, alimentèrent ce qu’on a appelé « la querelle du Cid » – querelle interminable qui, aujourd’hui, peut paraître absurde. Un contemporain, Georges de Scudéry, soutint : « Le sujet est vrai, mais non pas vraisemblable. » Corneille répondit point par point aux attaques, n’acceptant que de très rares défauts (« Je ne puis dénier que la règle des vingt et quatre heures presse trop les incidents de cette pièce »).
2.3 Une lecture politique de l’Histoire
Avec le Cid, Corneille est entré dans l’écriture tragique avec une telle force et un tel talent qu’il ne va plus la quitter, si l’on excepte les deux comédies le Menteur (1643) et la Suite du Menteur (1644). C’est donc un deuxième Corneille qui est né et va se renouveler dans ce répertoire noble. De Horace (1640), qui vient juste après le Cid, à Suréna, (1674), sa dernière œuvre, il composa et fit jouer 21 tragédies, ce qui porte à 23 le nombre de ses pièces d’inspiration tragique écrites sans collaborateur.
Peu importe qu’il fût déclaré perdant dans le concours qu’il accepta de disputer face à Racine en 1670 – chacun écrivit sur le même sujet, lui fit Tite et Bérénice ; son rival, Bérénice, qui eut plus de succès –, il se montra toujours d’une grande force et d’une grande fécondité.
Cet ensemble tragique reprend parfois des thèmes des auteurs anciens mais, le plus souvent, préfère l’Histoire à la mythologie et propose une lecture politique des siècles passés. C’est l’histoire romaine que Corneille reconsidère surtout et qu’il projette sous son éclairage en donnant sa vision de divers événements ou de divers personnages : Horace, Cinna (1641), Polyeucte (1642), pour ne citer que les trois pièces « romaines » retenues par la postérité. Chacune de ces tragédies peut se voir comme un problème politique posé au spectateur – et, au-delà, aux rois et aux conseillers de qui dépend le fonctionnement d’un pays et d’une société.
Horace
Horace reprend le thème, obsédant chez Corneille, de l’honneur : celui qui triomphe dans le combat entre les trois champions de Rome et les trois champions d’Albe, le Romain Horace a employé la ruse et a tué sa sœur ; il a fait triompher l’intérêt collectif, mais sans scrupule. Il est un Rodrigue assez immoral, en qui son père – le vieil Horace – et l’empereur Tulle vont finalement approuver les vertus liées au courage.
Cinna
Cinna s’interroge doublement sur le pouvoir à travers les tourments d’un empereur, Auguste, qui affronte successivement un conflit intérieur et un conflit extérieur : il se demande s’il doit abandonner le trône, puis le conserve ; puis il découvre que son ami Cinna mène une conspiration contre lui dans le but de l’assassiner. Il pardonne. Magnanimité désintéressée ou calculée ? L’impératrice et Auguste lui-même pensent que ce geste de pardon pourra apporter une gloire éternelle à celui qui en est l’auteur.
Polyeucte
Dans Polyeucte, il est à nouveau question d’un complot, mais la révolte a ici des causes religieuses : Polyeucte se convertit en secret au christianisme et veut détruire les idoles païennes. Il pourrait payer de sa vie son action criminelle mais, au contraire, séduit ceux qui l’entourent par sa sincérité et sa force de conviction. Sa femme et ses rivaux se convertissent ou découvrent la foi chrétienne. Le thème n’est plus celui du pouvoir, mais celui d’une minorité agissant contre une doctrine établie. Au-delà de ce thème, d’ailleurs traité de façon édifiante, c’est un tableau du monde en train de changer : ce détail – l’action se passe non pas dans la capitale de l’empire, mais dans le territoire de l’Arménie alors romaine – va modifier l’ensemble de l’univers connu.
Une leçon pour la société monarchique
Ainsi Corneille explore le fonctionnement politique de la société – celle qui existait dans l’Antiquité et qui demeure sous une forme sensiblement différente à son époque, la société monarchique. Étudiant les nations puissantes et les peuples barbares, les païens et les chrétiens, les maîtres et les personnes impliquées dans l’appareil hiérarchique, il met à nu les ressorts idéologiques, militaires, théoriques du pouvoir. Il essaie de tirer des leçons des phénomènes qui semblent se répéter à travers le temps, tout en exprimant de façon proverbiale ce que des potentats ou des chefs militaires peuvent formuler en eux-mêmes (« Quand le crime d’Etat se mêle au sacrilège / Le sang ni l’amitié n’ont plus de privilège », Félix dans Polyeucte, III, 3).
Fervent catholique, il n’en trace pas moins, de pièce en pièce, une fresque de plus en plus marquée par le pessimisme et les échecs de l’Histoire, mais dominée par l’idéal d’un souverain réfléchi et tolérant. En ce sens, la figure d’Octave devenu Auguste dans Cinna, qui admire sa propre maîtrise en disant : « Je suis maître de moi comme de l’univers » (V, 3), est un des éléments importants dans le portrait multiple du monarque rêvé que Corneille n’a cessé de peindre et de retoucher dans son dialogue continu avec l’Histoire.
2.4 Un théâtre de l’exemplarité et de la sensibilité
Le siècle classique français reprit à son compte le précepte des anciens Grecs selon lequel le théâtre devait « purger les passions », c’est-à-dire opérer une catharsis (purification) dans l’esprit du spectateur. Corneille acceptait cette idée mais il voulut plutôt transformer le public par la valeur d’exemple que peuvent incarner des pièces comme Le Cid ou Polyeucte. Mais, de même qu’il a su casser brillamment l’uniformité de la récitation en introduisant des variations comme les stances (formes de monologues poétiques), il n’a pas écrit un théâtre qui pourrait se réduire seulement à cette fonction d’exemplarité, au culte du héros, à l’école du courage et de la volonté.
Passion et tendresse : les héroïnes cornéliennes
On connaît surtout les grands personnages masculins de ses pièces, mais il a également brossé d’amples et saisissants personnages féminins. D’ailleurs, la pièce qu’il préférait parmi ses créations – et que la postérité n’a pas placée au premier plan – repose sur la personnalité d’une femme. Il s’agit de Rodogune (1647), dont l’héroïne, « princesse des Parthes », est âpre et ambitieuse, très différente des mères et des filles fort touchantes qui interviennent dans bien d’autres de ses pièces. Mais c’est néanmoins la représentation passionnée d’un destin de femme. Lui-même donna, sans modestie, les raisons de son attachement à cette œuvre : « Elle a tout ensemble la beauté du sujet, la nouveauté des fictions, la force des vers, la facilité de l’expression, la solidité du raisonnement, la chaleur des passions, les tendresses de l’amour et de l’amitié : et cet heureux assemblage est ménagé de sorte qu’elle s’élève d’acte en acte » (Examen, 1660).
Tout Corneille est dans cette phrase : le théâtre doit « raisonner » mais être aussi empreint de tendresse. Les mises en scène modernes de ses pièces ont fréquemment mis en évidence une sensibilité et une sensualité méconnues. Écrivain affectionnant le discours et la leçon politique, avocat dans l’écriture comme il l’était à la ville, Corneille est aussi à sa façon, qui est plus secrète que celle de Racine, un écrivain du sentiment.
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