ecole de musique toulon, cours de piano
     
 
 
 
 
 
menu
 
 

LA DYNAMIQUE DU GLOBE CONTRÔLE-T-ELLE L'ÉVOLUTION DES ESPÈCES ?

 

 

 

 

 

 

 

LA DYNAMIQUE DU GLOBE CONTRÔLE-T-ELLE L'ÉVOLUTION DES ESPÈCES ?

La Terre est une planète vivante, aussi bien d'un point de vue biologique que géologique. La dynamique interne du globe est à l'origine de bouleversements gigantesques à la surface. Ainsi, la vie eut-elle à subir de nombreuses agressions provoquées par la tectonique, la séparations des continents et les éruptions volcaniques de plusieurs milliers d'années. L'existence de ses gigantesques éruptions permet de fournir une hypothèse aux extinctions de masse qui ponctuèrent l'évolution des espèces.

Texte de la 12ème conférence de l'Université de tous les savoirs réalisée le 12 janvier 2000 par Vincent Courtillot

La dynamique du globe contrôle-t-elle l’évolution des espèces ?

Il y a soixante-cinq millions d’années, les dinosaures occupaient toutes les niches
écologiques : l’air, les mers, les terres ; il y en avait des petits, des gros, des végétariens, des carnivores, ils étaient merveilleusement adaptés à ce monde de l’ère secondaire. Et un beau jour, il y a environ soixante-cinq millions d’années, ils ont disparu. Les théories proposées par les chercheurs depuis une centaine d’années pour expliquer ces disparitions sont extrêmement nombreuses et la plus populaire d’entre elles, qui a fait florès depuis 1980, veut qu’un jour (instantanément à l’échelle des temps géologiques), un essaim de comètes ou une grosse météorite soit tombé sur la Terre, cet impact envoyant dans l’atmosphère des quantités extraordinaires de poussières et d’aérosols qui auraient modifié le climat : une longue nuit, un hiver planétaire, suivis d’une période d’effet de serre encore plus longue. De ce passage froid/chaud, de nombreuses espèces ne seraient pas relevées. L’impact aurait interrompu les chaînes alimentaires et aurait fait disparaître de la surface de la Terre, non seulement la totalité des dinosaures, mais aussi de nombreuses autres espèces de plus petite taille .
Tout ce que les paléontologues reconstituent de la vie passée du globe est basé sur l’analyse des restes fossiles que l’on retrouve dans les roches. Pour une espèce donnée, rares sont les individus qui sont bien préservés ; l’enregistrement que nous avons de la vie sur Terre à travers ces fossiles est très incomplet. Toute théorie que l’on va construire en se basant sur ces observations est fonction du degré de complétude de cet enregistrement.
La pensée des évolutionnistes et des géologues a été dominée au XIXème et au début du XXème siècles par l’idéologie de l’uniformitarisme : au cours des temps géologiques, il ne se serait jamais passé d’événement fondamentalement différent de ce qui se passe aujourd’hui ; les transformations, les évolutions que l’on observe dans les roches ne seraient dues qu’à l‘extraordinaire longueur des temps géologiques. Les uniformitaristes refusent que l’on invoque une quelconque catastrophe pour expliquer les observations des géologues. Encore faut-il savoir ce que l’on entend par le terme de catastrophe.
Sur Terre, à cause de l’eau, de l’érosion, des climats, de la tectonique des plaques, la surface est sans cesse rajeunie et les impacts anciens de météorites, les cratères, ont très peu de chance d’être préservés. La Lune en revanche a enregistré l’histoire du début du système solaire ; astre inactif, elle a conservé, figé, l’état des lieux d’il y a trois à trois à quatre milliards d’années, et on y observe grand nombre de gigantesques cratères. Il n’y a aucune raison de penser qu’à cette époque la Terre n’ait pas subi d’impacts de même importance. La question est de savoir de quand datent les derniers très grands impacts.
Depuis 1980, l’hypothèse de la disparition des dinosaures par un grand impact de météorite domine la scène. De nombreuses autres hypothèses ont été formulées. L’une d’entre elles, dont j’ai été, avec d’autres collègues, l’un des auteurs, propose une catastrophe climatique, mais d’origine interne, qui trouverait sa source dans le volcanisme. Un volcanisme qui naturellement devrait avoir été beaucoup plus intense et volumineux que tout ce que l’on a observé de mémoire humaine. Imaginez une très longue fissure de plusieurs centaines de kilomètres de longueur, d’immenses fontaines de lave injectant dans l’atmosphère des poussières, des aérosols, des gaz (chlorhydrique, carbonique, sulfureux) qui ont la possibilité de modifier durablement le climat. Nous savons, depuis une quinzaine d’années environ,
1
depuis l’éruption d’El-Chichon, et plus récemment du Pinatubo, que le soufre injecté par un volcan dans l’atmosphère peut être responsable d’une évolution climatique significative. La température moyenne de l’hémisphère nord a ainsi chuté de façon mesurable pendant quelques années à la suite de l’éruption du Pinatubo, de quelques fractions de degrés Celsius, ce qui, à l’échelle de la température moyenne d’un hémisphère, est loin d’être négligeable. Ce n’est pas pour autant que dans les 15 dernières années, les espèces se soient éteintes en
masse ! Si le volcanisme doit expliquer l’extinction des espèces, c’est à une autre échelle qu’il a dû se manifester : encore faut-il le démontrer.
Qu’il faille invoquer un impact de météorite, qui ne dure qu’une fraction de seconde, ou une éruption volcanique qui s’étagerait sur quelques dizaines à quelques centaines de milliers d’années, on a là des événements très brefs en regard des temps géologiques, qui se chiffrent, eux, en millions, en dizaines de millions, voire en milliards d’années.
Il faut noter que quelques scientifiques ont fait l’hypothèse qu’il ne s’était en fait rien passé de brutal au moment de la disparition des dinosaures ; la mauvaise qualité de l’enregistrement de ces événements par les fossiles donnerait cette impression de brutalité, mais en fait, les choses se seraient passées de façon calme et régulière, sur des dizaines de millions d’années : on constate, il y a 65 millions d’années, , un vaste mouvement de régression et de retour des mers étagé sur une quinzaine de millions d’années, qui a entraîné un vaste changement de la géographie du monde.
Pour faire justice à toutes les théories existantes, une autre école pense que les extinctions ont certes été rapides, mais que c’est la dynamique interne des relations entre les espèces qui aurait conduit à une disparition en masse d’espèces. Des relations non linéaires entre les paramètres d’un système dynamique peuvent on le sait conduire à des évolutions extrêmement brutales : c’est la théorie du chaos déterministe.
A côté de ces quatre familles de théories sur la disparition des dinosaures, il en existe bien une centaine qui ont été proposées depuis un siècle. On a ainsi suggéré que leur régime alimentaire ayant changé, ils pondaient des œufs dont la coquille était fragile et qu’ils les écrasaient quand ils les couvaient...
Des données rassemblées depuis vingt ans par les géologues, les géophysiciens, les géochimistes, des spécialistes de plus d’une vingtaine de spécialités et de sous-spécialités différentes ont renouvelé l’approche de ce problème. La figure 1 montre un affleurement de calcaires au nord de la ville de Gubbio, en Ombrie, en Italie. Les calcaires en bas à droite, gris-bleu, se sont déposés dans un milieu semi-tropical à quelques centaines de mètres de fond, dans une mer assez chaude. Quand on en observe un petit morceau au microscope, on trouve des fossiles d’animaux petits et nombreux, des foraminifères. Ces animaux caractérisent l’âge des couches dans lesquelles ils sont enfermés, le Crétacé, la dernière partie de l’ère secondaire. En bas à droite de la séquence, nous sommes aux environs de moins soixante-six millions d’années. En biais au milieu de la photographie, une petite couche de deux ou trois centimètres d’épaisseur, marron foncé, faite d’argile sombre, sépare les bancs calcaires clairs de bancs calcaires plus rosâtres ; manifestement le contenu en oxyde de fer y est différent. Ce sont des calcaires qui témoignent à peu près du même milieu de dépôt ; lorsqu’on regarde au microscope une lame mince de cette roche, on s’aperçoit que, dans les premiers centimètres, elle ne contient plus de fossiles. On a l’impression que le monde s’est vidé. Puis, quand on remonte de quelques centimètres vers le haut, on observe des foraminifères pour la plupart assez différents des espèces que l’on trouvait en dessous : plus
2
petites, moins fines et moins décorées, ces premières espèces marines datent du début de l’ère tertiaire, il y a moins 65 millions d’années : on a traversé la fameuse limite entre ère secondaire et ère tertiaire, la limite Crétacé-Tertiaire. Depuis une vingtaine d’années les chercheurs se demandent ce qui a bien pu se passer. Quelle est la durée, la portion de mémoire de la Terre renfermée dans ce centimètre et demi d’argile noirâtre ? Un certain nombre de chercheurs américains et italiens, en particulier Walter Alvarez, ont prélevé des échantillons de ces argiles et de ces calcaires de part et d’autre de l’argile et ont analysé leur composition chimique. Surprise ! L’argile est très enrichie en iridium, un métal très rare dans la croûte terrestre. mais relativement abondant dans certains types de météorites : une telle météorite se serait vaporisée au moment de l’impact et ses produits se seraient redéposés à la surface du globe entraînant partout cette concentration anormale d’iridium. Nous sommes en 1980, l’hypothèse de la météorite est née.
Dans les années qui suivirent, les chercheurs se précipitèrent sur les coupes de la limite Crétacé-Tertiaire, partout là où elles affleuraient. La figure 2 montre ainsi un objet trouvé dans l’une de ces coupes, un tout petit grain de quartz, de un millimètre de diamètre, regardé à travers un microscope, en lumière polarisée analysée. Ce grain est traversé de familles de petits traits noirs, parallèles les uns aux autres, qui forment deux familles avec des angles très caractéristiques. Les spécialistes sont capables, en orientant ce cristal, de dire exactement à quel plan cristallin correspondent ses défauts. On ne peut produire ce type de structure qu’en faisant passer à travers un cristal de quartz une onde de choc phénoménale. Cette onde de choc désorganise le réseau cristallin et laisse derrière elle ces dislocations, ces limites entre domaines cristallographiques différents. Les grès à proximité de l’impact de la météorite de Canon Diablo en Arizona, ou les échantillons de roches provenant des sites d’explosion atomique présentent les mêmes structures. C’est un argument très fort en faveur de la météorite. Ces grains de quartz choqués ne se trouvent que dans la couche d’argile riche en iridium, mais ni au-dessus ni au-dessous.
3
4
Enfin, on a découvert la présence d’un énorme impact de météorite dans le Yucatan (au Mexique), en utilisant des mesures indirectes faites en déplaçant à la surface du sol un gravimètre (qui mesure la pesanteur). Au début des années 1970, les pétroliers ont trouvé au fond de forages effectués dans cette même région des roches qui pourraient être des restes de croûte fondue par la chaleur dégagée au moment de l’impact. Ces échantillons ont exactement soixante-cinq millions d’années, c’est-à-dire l’âge de la limite Crétacé-Tertiaire. Le cratère de Chicxulub semble bien correspondre au point d’impact de la météorite d’Alvarez.
L’iridium, les quartz choqués, la trace de l’impact au Mexique, un énorme impact qui a à peu près la bonne taille (pour une météorite qui devait faire dix kilomètres de diamètre à peu près). Le scénario en faveur de l’impact de l’astéroïde, développé entre 1980 et 1990, doit aujourd’hui être accepté.
Au début des années 1980, je me trouvais, avec mon équipe, à ramasser des cailloux quelque part entre le Tibet et l’Inde. Nous mesurions la dérive des continents. Nous avons ainsi décidé d’étudier une énorme formation volcanique, pas très loin de Bombay. On appelle cette formation géologique "les trapps du Deccan" : deux milles mètres d’épaisseur de lave affleurant sur cinq cent milles kilomètres carrés de surface. C’est donc un objet de plus d’un million de kilomètres cubes de laves empilées couche après couche, dont certaines font cent mètres d’épaisseur. On n’a jamais vu de mémoire d’homme d’éruption de cette dimension. Le travail que nous avons mené a consisté à essayer de caractériser ces roches, de les dater, en utilisant diverses techniques.
Nous avons rapporté au laboratoire des échantillons de ces basaltes du Deccan, et nous en avons mesuré l’aimantation. La plupart des roches naturelles renferment une très petite quantité d’oxydes de fer magnétiques, en général de la magnétite ou l’hématite. Nous sommes capables de mesurer la direction de cette aimantation, qui a été figée au moment où la roche s’est formée. Nous obtenons ainsi une photographie de la direction du champ magnétique terrestre ancien. Les roches naturelles se comportent donc, en gros, comme des boussoles qui ont gardé la mémoire de la direction du champ magnétique terrestre, à la fois dans le plan horizontal et dans le plan vertical, parfois depuis des centaines de millions d’années.
Nous avons par ailleurs mis en oeuvre des techniques de datation qui utilisent la décroissance naturelle des isotopes radioactifs, dont la plus connue est la méthode du carbone 14. Il existe d’autres couples d’atomes exploitables, le potassium et l’argon, le rubidium et le strontium, l’uranium, le thorium et le plomb. La géochronologie permet ainsi de dater les roches très loin dans le passé, jusqu’à l’origine du système solaire, pour peu qu’elles contiennent une quantité suffisante de ces isotopes. En utilisant l’une de ces méthodes, la méthode des isotopes de l’argon 39 et 40, nous avons montré que, du bas au haut de la falaise, les laves indiennes se sont mises en place en très peu de temps, il y a 65 à 66 millions d’années. Nous sommes capables de dire, grâce au magnétisme que cette durée n’a sans doute pas en fait excédé un demi million d’années.
Aucune des techniques que je viens de décrire ne permet à elle seule d’apporter la réponse au problème. Le magnétisme dit : « très court ». La méthode argon-argon, dit : « vers soixante- cinq millions d’années », mais même avec ces deux informations plusieurs scénarios restent envisageables. Nous avons heureusement retrouvé, « sandwichés » entre les coulées de lave, des sédiments accumulés dans un lac qui avait dû se mettre en place pendant une accalmie des éruptions. Dans ces sédiments, de tout petits restes de fossiles témoins de la toute dernière époque de l’ère secondaire. Avec l’ensemble des résultats de la géochronologie, du paléomagnétisme et de la paléontologie, il ne reste plus qu’un seul scénario possible : les gigantesques éruptions du Deccan datent bien précisément de la fameuse limite entre les ères secondaire et tertiaire.
La courbe de la figure 3 montre l’évolution dans le temps du nombre d’espèces marines fossiles découvertes par les paléontologues. On y voit la dernière et célèbre grande extinction qui, il y a soixante-cinq millions d’années, marque cette limite entre ère secondaire (ou Mésozoïque) et ère tertiaire (ou Cénozoïque). Le nombre des espèces, la diversité de la Vie sur Terre, a énormément augmenté au cours des temps géologiques, mais pas de manière uniforme. A l’ère primaire (ou Paléozoïque), après un début foudroyant (« l’explosion cambrienne »), la diversité se fixe à une valeur relativement constante, pendant des centaines de millions d’années. Et puis, il y a quelque deux cent cinquante millions d’années, s’est produite une énorme extinction en masse d’espèces. Puis la Vie a repris, a connu quelques rechutes, a repris à nouveau. Le dernier grand accident, c’est la fameuse limite Crétacé- Tertiaire.
5
6
Lors d’une pareille catastrophe, non seulement des espèces disparaissent entièrement, c’est-à- dire que tous les individus de ces espèces meurent, mais les espèces qui survivent peuvent perdre de très nombreux individus. A la limite entre les ères primaire et secondaire, il y a deux cent cinquante millions d’années, 99 % au moins de tous les individus de toutes les
espèces qui vivaient sur Terre ont disparu. C’est à peine imaginable, en termes de disparition de biomasse et en termes de catastrophe planétaire.
Retrouvons-nous pour les autres catastrophes, et en particulier, pour la grande d’il y a deux cent cinquante millions d’années, les mêmes scénarii que pour la crise Crétacé-Tertiaire ? Retrouvons-nous des traces d’impact d’astéroïde, des volcans, de grandes régressions marines ?
À travers le monde entier, plusieurs équipes se sont attachées non seulement à regarder, plus en détail, la période de la disparition des dinosaures, mais aussi toutes les autres extinctions. En même temps, les géophysiciens se sont intéressés à chercher s’il y avait d’autres endroits que l’Inde où l’on observait ces épanchements volcaniques extraordinaires. Il y a en fait une dizaine de grands « pâtés » volcaniques qui font au moins 1 million de km3 en volume, répartis à la surface de la Terre. Pour chacun d’entre eux, les chercheurs se sont livrés aux mêmes analyses que nous avions faites en Inde ; le résultat est que la quasi-totalité des formations volcaniques coïncide avec la quasi-totalité des grandes extinctions. En particulier, la grande catastrophe d’il y a deux cent cinquante millions d’années, à la fin du primaire, correspond à une énorme formation volcanique, les «trapps de Sibérie », bien connue des géologues et des économistes, parce que l’on y trouve des richesses minérales considérables, d’ailleurs liées au volcanisme.
À la question posée dans le titre de cette contribution, « La dynamique du globe contrôle-t- elle l’évolution des espèces ? », j’ai surtout tenté de répondre en parlant de l’expression du volcanisme à la surface de la Terre. Le travail du géologue et du géophysicien, c’est d’essayer de comprendre ce qui est à l’origine de ces énormes objets que sont les grandes trapps. Que s’est-il passé à l’intérieur de la Terre, sous la croûte, dans le manteau terrestre, qui a conduit à de pareils événements ? La dernière fois que s’est produite pareille monstruosité à la surface de la Terre, c’était il y a trente millions d’années. Le volcanisme correspondant forme le haut plateau éthiopien. Ce plateau volcanique, sur lequel est construit Adis Abeba, à deux mille mètres d’altitude (et dont on retrouve un fragment détaché au sud de l’Arabie, au Yémen) est un énorme volcan, formé il y a trente millions d’années, non pas au moment d’une grande disparition d’espèces, mais au moment d’une des principales crises climatiques de l’ère tertiaire. Cela correspond, en particulier, à la véritable apparition des glaciations dans l’Antarctique. Il semble qu’il y ait une relation entre le volcanisme des « trapps d’Ethiopie » et l’établissement de ce régime froid, glaciaire particulier, dans lequel nous sommes encore (même si ce moment de notre histoire est plutôt une confortable phase interglaciaire qu’une phase glaciaire à proprement parler).
Peu après la mise en place des « trapps d’Ethiopie », une déchirure est venue les traverser. Il y a donc manifestement une relation entre l’arrivée de ces bulles magmatiques à la surface et les grands moments où se déchirent les continents à la surface du globe, où s’ouvrent les bassins océaniques. Ainsi, la naissance des trois grands bassins (nord, central et sud) de l’océan Atlantique correspond-elle à l’apparition de trois points chauds et à la mise en place concomitante de trois grands trapps (Groëland-Nord des îles anglo-irlandaises, côtes est- américaine et marocaine, bassin du Parana en Amérique du Sud et d’Etendeka en Afrique).
Géophysicien, j’applique les méthodes de la physique à l’étude de la Terre pour tenter d’en comprendre la dynamique interne. Je voudrais donc vous entraîner dans un voyage difficile à imaginer : produire des images réalistes de l’intérieur de la Terre, où règnent des températures élevées, des densités fortes, une obscurité totale, n’est pas facile. D’ailleurs, les films qui ont tenté d’évoquer un voyage à l’intérieur de la Terre sont la plupart du temps assez décevants.
7
Nous allons cependant par la pensée nous enfoncer jusqu’à six mille quatre cent kilomètres sous le sol, jusqu’au centre de la terre.
Le champ magnétique oriente les boussoles à la surface de la Terre. Une petite masselotte empêche l’aiguille de la boussole de piquer du nez : le champ magnétique terrestre tend en effet non seulement à l’orienter vers le nord, mais aussi à la faire plonger – à Paris par exemple de 64° en dessous de l’horizontale. Or il existe une relation mathématique simple entre le plongement du champ magnétique et la latitude où l’on se trouve. C’est cette propriété qui permet de mesurer la dérive des continents. Quand le champ fossilisé par une roche provenant d’Inde est typique de ce qui se passe à 30° de latitude sud, alors qu’aujourd’hui cette roche est à 30° de latitude nord, je déduis que le sous-continent a parcouru 60° de latitude, c’est-à-dire près de sept mille kilomètres de dérive du Sud vers le Nord. Voilà comment on utilise l’aimantation fossilisée dans les roches.
Au milieu des océans arrive en permanence, par les déchirures que l’on appelle les dorsales, de la lave qui se refroidit et qui elle aussi fige la direction du champ magnétique terrestre. Si on déplace au fond des océans un magnétomètre, celui-ci révèle des alternances magnétiques, dans un sens et dans l’autre, qui témoignent que le champ magnétique de la Terre n’a pas toujours pointé vers le Nord. Le champ magnétique de la Terre s’est inversé des centaines de fois au cours de l’histoire de la Terre. La dernière fois, c’était il y a sept cent quatre-vingt milles ans. L’intensité du champ magnétique, depuis l’époque des Romains, s’est affaissée en Europe d’un facteur 2. Certains se demandent si le champ magnétique de la Terre ne va pas s’inverser dans deux milles ans. Or, c’est lui qui nous protège des rayons cosmiques. Est-ce quand le champ s’inverse que les espèces s’éteignent ?
Ces inversions successives sont peintes sur le plancher océanique, il est possible de les dater. Aujourd’hui, le champ s’inverse assez fréquemment, avec quelques inversions par million d’années. Mais, le champ ne s’est pas inversé pendant près de trente millions d’années, au cours du Crétacé.
La variation de la fréquence des inversions est très irrégulière et de longues périodes sans inversion alternent avec des périodes plus instables. Cette alternance semble se répéter au bout de deux cents millions d’années. La dernière période « immobile » a duré de moins de cent vingt à moins quatre-vingt millions d’années ; la précédente de moins trois cent vingt à moins deux cent soixante millions d’années. Il est frappant de voir que deux très gros trapps (Inde et Sibérie) et les deux plus grandes extinctions d’espèce ont suivi de peu ces périodes de grand calme magnétique. Le noyau de la Terre participerait-il au déclenchement de ces gigantesques catastrophes qui conduisent aux extinctions en masse ?
Le noyau de fer liquide de la Terre, qui fabrique le champ magnétique, a sa dynamique propre ; est-il couplé d’une certaine façon, à travers le manteau, avec la surface de la Terre ? Comment un tel couplage est-il possible?
Les sismologues, qui enregistrent en permanence les tremblements à la surface de la Terre et qui utilisent les ondes de ces tremblements de terre pour scruter, comme avec des rayons X, l’intérieur, sont capables de réaliser une tomographie du manteau. Ce manteau n’est pas homogène, comme on le croyait, mais formé de grandes masses un peu informes, plus lourdes et plus froides, qui sont sans doute des morceaux de plaques lithosphériques réinjectées à l’intérieur de la Terre. On savait depuis longtemps que ces plaques pouvaient descendre jusqu’à 700 km de profondeur ; on s’aperçoit qu’elles peuvent en fait parfois plonger jusqu’à
8
la base du manteau, s’empiler sous forme de véritables cimetières : des cimetières de plaques océaniques à 2900km sous nos pieds. Cette énorme masse froide et lourde vient se poser à la surface du noyau, dans lequel se fabrique le champ magnétique.
La Terre est un objet en train de se refroidir ; sa façon normale de se refroidir, c’est la convection d’ensemble du manteau, qu’accompagne la dérive des continents : la formation de la croûte, le flux de chaleur, les tremblements de terre, les éruptions volcaniques sont l’expression de ce refroidissement. Apparemment, ce système ne parvient pas ainsi à se débarrasser de la chaleur de manière suffisamment efficace. De temps en temps, un autre mode de convection de la matière conduit à la formation de ces énormes instabilités qui très rapidement vont emmener une part importante de matière et avec elle, une quantité importante de chaleur, jusqu’à la surface.
Le noyau essaie de se débarrasser de sa chaleur et un isolant vient l’en empêcher. Les hétérogénéités du manteau inférieur se réchauffent alors, s’allègent et peuvent de temps en temps devenir instables et remonter. Malheureusement, la sismologie ne nous permet pas encore de voir ces instabilités. La figure 4 représente une coupe de l’intérieur de la Terre. On y voit, à la base du manteau, ces instabilités formées de matériaux légers qui, peut-être, peuvent atteindre la surface, déclencher les éruptions des trapps et provoquer nos fameuses extinctions. Tout le système « Terre » (manteau, descentes de plaques froides, remontées d’instabilités chaudes, volcanisme catastrophique, évolution des espèces biologiques) formerait alors un grand ensemble couplé.
9
10
À défaut de pouvoir voir l’intérieur de la Terre, nous sommes capables, aujourd’hui, de le modéliser soit numériquement, sur les ordinateurs, soit dans des expériences analogiques en laboratoire. On mélange ainsi des fluides qui permettent de reproduire, en modèle réduit, ce qui se passe à l’intérieur de la Terre. On observe, sous certaines conditions, qu’un liquide
léger, donc instable, placé à la base d’un liquide dense donne naissance à des instabilités en forme de champignon, avec une tête volumineuse et une tige longue et mince [figure 4].
Si l’on imagine qu’une plaque, l’Inde par exemple, dérive au-dessus d’une telle instabilité, au moment où la bulle arrive en surface, elle va former des « trapps ». Mais, quand la bulle se sera vidée, la plaque qui a dérivé se trouvera au-dessus de la tige du « champignon » qui pourra continuer, comme un chalumeau, à percer sa surface, mais avec un volume et une intensité beaucoup plus faibles. C’est bien ce qu’on observe dans l’Océan Indien [figure 5] : l’Inde, les « trapps du Deccan » en noir, vieux de soixante cinq millions d’années, puis en gris des archipels d’îles qui parfois émergent, parfois sont sous marines, les îles Chagos, Laccadives, Maldives. En allant du nord vers le sud elles sont datées de soixante millions à cinquante-cinq millions d’années, puis quarante-huit, trente-cinq, sept millions d’années à l’île Maurice ; l’île de la Réunion, elle, se forme depuis deux millions d’années. Ces archipels constituent tout simplement la trace de la brûlure laissée par la queue du panache qui, en démarrant, a créé les « trapps du Deccan ». On retrouve donc, à la surface de la Terre, l’histoire d’une ascension qui vient probablement près de trois milles kilomètres de profondeur à l’intérieur du manteau. Partis des observations du terrain pour construire un modèle, nous avons tiré de ce modèle des prédictions que le retour à l’observation valide.
11
12
En quoi la connaissance du passé peut-elle servir à une meilleure compréhension des futurs possibles? On enseigne souvent aux jeunes géologues à se servir du présent pour comprendre le passé ; ce guide est utilisé depuis plus de cent cinquante ans. Mais, nous n’avons pas, pendant l’histoire de l’humanité, échantillonné toutes les possibilités de l’histoire de la Terre, sous toutes leurs formes et sous toutes leurs amplitudes. Notre espèce n’existe pas depuis assez longtemps pour que nous soyons certains d’avoir « échantillonné » (ou subi) l’ensemble des phénomènes naturels au maximum de leur intensité. Lors de la dernière grande éruption d’un trapp, il y a trente millions d’années, l’espèce humaine n’existait pas encore. Depuis trente millions d’années la Terre n’a pas connu d’événement d’ampleur semblable. Et nous ne
savons pas quand se produira le prochain, dans quelques millions ou quelques dizaines de millions d’années, bien qu’il soit presque certain. On dit d’autre part que l’espèce humaine est en train de préparer la prochaine grande catastrophe écologique, que peut-être la sixième grande extinction a commencé, que (et peut-être n’est-ce pas depuis seulement le siècle de l’industrie, mais depuis le dernier cycle glaciaire) les hommes, en chassant les grands mammifères, les ont fait disparaître, qu’aujourd’hui, ils font disparaître, de nombreuses espèces avant même qu’on ait eu le temps de les identifier, qu’ ils exploitent trop rapidement la forêt tropicale... Comment modéliser le devenir de notre planète face à ces « agressions » ? Les géologues fournissent les scenarii passés de catastrophes au cours desquelles la nature a engendré des évènements qui, peut-être, sont de la même ampleur que ce que l’homme est en train de faire subir à sa planète. Ils fournissent aussi aux climatologues des moyens de tester leurs modèles, naturellement très incertains, en s’appuyant, de façon rétroprédictive, sur des situations qui se sont réellement produites, à ces quelques moments pendant lesquels l’évolution de la Vie sur Terre a été entièrement et définitivement réorientée par les grands soubresauts des rythmes internes de la planète.

Légendes :
Figure 1 : Affleurement de calcaires au nord de la ville de Gubbio, Ombrie, Italie. Figure 2 : Quartz choqué de Frenchman Valley (Canada, Saskatchewan), microscopie électronique en transmission x 35.000 lumière polarisée analysée.
Figure 3 : Courbe de l’évolution dans le temps du nombre d’espèces marines fossiles. Figure 4 : Coupe schématique de l’intérieur de la Terre.
Figure 5 : Trapps du Deccan.

 

 VIDEO     canal U       LIEN  
 

 
 
 
 

ÊTRE ET NE PAS ÊTRE UN ANIMAL

 

 

 

 

 

 

 

ÊTRE ET NE PAS ÊTRE UN ANIMAL


Il n'y a que des individus dans la nature. Mais qu'est-ce qu'un individu ? Le sens de ce terme est-il le même pour tous : bactéries, plantes, oiseaux, souris, êtres humains ? La réponse, selon le conférencier, réside dans l'étude du développement, dans les gènes architectes qui tracent le plan du corps et nous éclairent sur l'évolution des espèces. Elle se trouve aussi dans l'histoire, toujours singulière, de tout individu. Mettant en perspective les données les plus récentes de sa discipline, il suggère que, par la grâce de quelques mutations et l'aventure évolutive de son cortex, l'Homme est comme sorti de la nature et il propose une distinction radicale entre nous et les autres espèces.







ÊTRE ET NE PAS ÊTRE UN ANIMAL

Texte de la 442e conférence de l'Université de tous les savoirs donnée le 21 juillet 2002

Être ou ne pas être un animal

Par Alain Prochiantz

Le propos de cette conférence sera d'expliquer comment le système nerveux se construit, comment il a pu évoluer et comment cette évolution a rencontré un point de rupture qui fait que tout en étant, nous autres êtres humains, des animaux, nous avons pour ainsi dire échappé à l'ordre de la nature.

Pour passer de l'Suf, une cellule, à l'individu constitué de plusieurs milliards de cellules, une grande quantité d'événements est nécessaire : prolifération, migration, mort, différenciation, regroupement en tissus et organogenèse. Les tissus se forment à partir de trois feuillets embryonnaires mis en place au cours de la gastrulation, étape du développement qui suit la formation de la blastula, boule creuse générée à partir de la prolifération des premières cellules embryonnaires. Schématiquement, le mésoderme donne les muscles et les os ; l'ectoderme, le système nerveux et la peau ; l'endoderme, le tube digestif, les poumons et les glandes annexes du tube digestif comme le foie, le pancréas, la thyroïde. Le système nerveux se développe à partir de la partie dorsale de la blastula. Au cours de la gastrulation, cet ectoderme dorsal est induit à devenir de l'ectoderme neural, c'est-à-dire à former du système nerveux. L'embryon perd sa sphéricité et commence à s'allonger selon l'axe antéro-postérieur. Une plaque neurale s'individualise progressivement dont les bords vont former les bourrelets neuraux. Ces bords se rapprochent alors progressivement pour venir se souder dorsalement au-dessus de la ligne médiane de l'embryon et former le tube neural.

Notre histoire commence ainsi avec une invention majeure de l'évolution : le tube, ou plutôt la plaque neurale. La plaque neurale est en effet spécifique des vertébrés. Les arthropodes, dont nous nous sommes séparés il y a six cents millions d'années, ont des ganglions et non un tube neural. L'invention de la plaque présente un avantage considérable pour ce qui est de l'accroissement des fonctions neurales supérieures. Contrairement à une boule, un ganglion est une boule, la surface d'une feuille est peu limitée par les contraintes d'espace. La feuille peut en effet être plissées et casée dans la cavité de la boîte crânienne, qui est également, pour une part importante et grâce à l'invention parallèle de la crête neurale, un dérivé de l'ectoderme. L'extension de la surface du système nerveux n'est plus limitée par la contrainte mécanique et le cortex d' Homo sapiens possède 2 m2 de surface et 4 mm d'épaisseur.

Dans le développement du système nerveux, comme dans le développement en général, l'information positionnelle joue un rôle important. La plaque des vertébrés peut être vue comme une feuille sur laquelle on peut tracer un quadrillage. Une fois qu'elle est refermée en tube, la plaque reste quadrillée. Le quadrillage du plan permet de placer des coordonnées. Le système nerveux est très hétérogène et les fonctions qui sont engagées par les parties les plus frontales (comme le cortex frontal) ne sont évidemment pas les mêmes que celles engagées par les régions les plus caudales (comme la moelle épinière). Le sort de chaque zone, c'est à dire l'engagement dans des voies de différenciation distinctes le long des axes antéro-postérieur et dorso-ventral est lié à la position des cellules dans ce système de coordonnées. Par exemple, les racines motrices qui vont innerver les muscles sont dans les régions ventrales chez les vertébrés alors que les fibres sensorielles sont dans les régions dorsales. La différenciation du système nerveux suit donc un quadrillage antéro-postérieur et dorso-ventral qui est dérivé du quadrillage de la plaque neurale.

Le repliement en tube neural se produit très tôt au cours du développement, juste après l'induction neurale. Le quadrillage du tube, qui vient d'être évoqué correspond à la construction de frontières entre différents domaines. Ces frontières peuvent changer au cours de l'évolution, modifiant l'importance respective de différents domaines. L'évolution "agit" à la manière d'un architecte qui non seulement modifierait la surface globale de l'appartement, mais aussi les surfaces relatives des différentes pièces de cet appartement. Les mécanismes qui déterminent, selon les espèces, les surfaces qui sont affectées à chaque domaine puis à chaque sous domaine sont l'objet d'une recherche active. Un des modes d'évolution du système nerveux est donc l'augmentation de la surface totale du cortex et la modification de sa compartimentation, par exemple, en donnant plus de place aux aires cognitives, ou moins de place aux aires olfactives, bref en changeant les surfaces respectives dévolues à l'analyse de certaines modalités ou à l'exécution de certaines fonctions. Homo sapiens est remarquable non seulement pour la surface de son cortex, mais aussi par l'existence d'une surface dévolue aux aires cognitives, par exemples les aires du langage, qui est sans commune comparaison avec ce qui existe chez les autres animaux qui, sans être inférieurs, ne sont néanmoins pas au sommet de l'échelle de l'évolution. Si nous définissons ce sommet par les capacité cognitives, linguistiques et, plus largement, culturelles, critère dont j'assume le caractère subjectif.

La définition de la taille respective des territoires, et finalement de l'importance qui peut être donnée aux différentes fonctions à travers les espèces, est déterminée par un très petit nombre de gènes. Il ne s'agit pas ici de penser que ces gènes construisent de manière particulièrement fixiste le système nerveux. Ils déterminent les programmes de développement. Pourquoi des gènes ? Chacun le sait bien et a oublié de s'en étonner : d'un Suf de poule sort toujours une poule. De même pour Homo sapiens. Derrière cette évidence se cache un mécanisme dont la précision et la reproductibilité ne manquent pas d'être étonnantes puisqu'un Suf est une cellule et qu'un organisme est constitué de milliards de cellules. Entre l'Suf - produit de la fécondation - et la forme achevée, la réalisation des programmes de division, migration, différenciation, mort (qui est une différenciation) cellulaires résulte en la production d'un image, toujours le même - caractéristique de l'espèce -, aussi vrai que tout un chacun sait distinguer un homme d'un macaque. Cette incroyable reproductibilité souligne l'existence dans l'Suf d'un plan, au sens de plan des architectes, qui se transmet de génération en génération et qui pour une part importante appartient à ce qu'on appelle le génome. Les biologistes travaillent sur les mécanismes universels qui permettent d'établir le plan, de le transmettre, de le modifier alors que les embryologistes, en particulier les généticiens du développement, tentent de comprendre quelle est la nature de ce plan.

Nous allons momentanément quitter le système nerveux pour donner un aperçu de ce que sont ces gènes architectes qui déterminent le plan de construction de l'organisme et bien évidemment aussi le plan du système nerveux. Morgan, généticien du début du XXe siècle à l'université de Columbia, a détecté des mutations affectant la forme du corps, le phénotype, chez la mouche drosophile. Ces mutations donnent accès à des gènes ayant à voir avec la morphogenèse. Ils permettent de repérer les éléments qui vont déterminer la forme des organes. À partir d'un Suf de mouche il va toujours sortir une mouche parce qu'il contient un certain nombre de gènes et de stratégies de développement qui conduisent du chromosome, du génome, à la mouche. Une mutation chez la mouche transforme les balanciers, organes permettant de voler droit, en une deuxième paire d'ailes. Les cellules qui auraient dû donner le balancier interprètent mal leur position et créent une deuxième paire d'ailes, la mouche devenant alors semblable à une libellule. Ces gènes de développement sont non seulement importants pour passer de l'Suf à l'organisme, c'est-à-dire pour construire l'animal, mais c'est aussi probablement sur eux que repose une large part de la charge de l'évolution. Les mutations de ces gènes de développement, notamment celles qui se produisent dans les éléments régulant leur expression spatio-temporelle, sont probablement responsables pour une grande part de l'apparition d'espèces nouvelles. Les mutations créatrices de nouvelles forme concernent aussi l'espèce humaine car, bien que nous soyons très particuliers, nous restons des animaux et nous avons des ancêtres communs avec tous les animaux qui existent sur cette Terre, et surtout qui en ont disparu, spécialement bien évidemment avec les singes, mais aussi les mouches.

Quels sont ces gènes ? Oublions un instant le cerveau pour nous intéresser aux régions plus postérieures du système nerveux et du corps dans son ensemble. Les gènes de développement des complexes homéotiques (transformation d'un organe en organe homologue : balancier donne aile) sont disposés chez la mouche sur un seul chromosome selon un ordre reproduisant leur patron d'expression corporel le long de l'axe antéro-postérieur Les gènes les plus en 3' (l'avant du chromosome, si l'on peut dire) sont responsables de la construction des organes les plus antérieurs. Au fur et à mesure du déplacement vers les régions postérieures du chromosome, de 3' en 5', nous rencontrons les gènes responsables de la morphogenèse des régions les plus postérieures de la mouche, comme si celle-ci ou du moins son plan, était dessiné à la surface du chromosome. Cette représentation de la mouche qui est transmise de génération en génération, est responsable du fait que d'un Suf de mouche sortira toujours une mouche. La découverte des gènes contrôlant le développement de la drosophile a suscité un ensemble de travaux visant à identifier d'éventuels homologues chez les vertébrés. Chez la souris, il existe des gènes de la même famille. Ces gènes homéotiques ne sont pas disposés sur un seul chromosome comme chez les arthropodes, mais ils se répartissent en quatre complexes A, B, C, D situés sur des chromosomes différents. Ils codent également pour la forme générale du corps chez les vertébrés et sont disposés dans le même ordre que chez la mouche. De plus, ils sont orthologues à ceux trouvés chez la mouche, c'est-à-dire qu'ils sont homologues à travers l'évolution. Non seulement ces gènes sont de structure proche, mais ils sont capables de se complémenter génétiquement. Leurs fonctions sont conservées malgré les six cents millions d'années qui nous séparent de l'ancêtre commun entre les arthropodes et les vertébrés. Ces résultats démontrent l'existence de cet ancêtre commun et suggèrent une très grande similitude au niveau des mécanismes de construction des organismes chez tous les métazoaires, c'est-à-dire les animaux dont le corps est constitué de plusieurs cellules organisées en tissus et organes.

La comparaison entre les vertébrés et les arthropodes s'étendait pour l'instant aux parties postérieures du système nerveux, jusqu'au cou. Les généticiens ont cherché des homologies au niveau des familles de gènes intervenant dans le développement des régions les plus antérieures. Ils ont trouvé chez la drosophile des gènes architectes de la construction du système nerveux. Ces gènes, ou plutôt leurs orthologues, sont présents chez la souris et des expériences de complémentation ont montré une grande conservation au niveau de leur structure et de leur fonction. C'est à nouveau la combinatoire de l'expression de ces gènes qui permet de dessiner des territoires dans le neuroépithélium cérébral c'est-à-dire dans la région la plus antérieure de la plaque neurale.

Prenons un exemple, chez les mammifères deux gènes, appelés Otx1 et Otx2 chez la souris, ont été identifiés. Dans le système nerveux de la souris, Otx2 s'exprime très largement au niveau de ce qui donnera naissance au télencéphale (le cortex et les structures sous-corticales), au diencéphale (région plus postérieure, à l'origine des noyaux thalamiques et sous-thalamiques comme l'hypothalamus) et au mésencéphale (structure encore plus postérieure qui se différencie en tectum et en une partie du cervelet). Cette expression très large correspond à peu près au domaine d'expression de Otd dans le protocerebrum et le deutocerebrum de la mouche. Otx1 apparaît un peu plus tard et est exprimé dans une zone comprise à l'intérieur du domaine d'expression de Otx2. Analogies structurelles, similitudes dans les domaines d'expression, mais qu'en est-il des propriétés fonctionnelles ? L'invalidation - par délétion du gène - de Otx2 chez la souris conduit à la perte des structures antérieures. L'embryon se développe sans tête et meurt avant la naissance. Ce phénotype, qui rappelle celui de la mutation Otd chez la mouche, se produit parce que le système nerveux antérieur n'est pas induit. L'inactivation de Otx1 est loin d'avoir les effets de celle de Otx2. Tout d'abord l'expression de Otx1 est tardive par rapport à celle de Otx2 et, surtout, les souris invalidées naissent avec un cerveau et survivent. Ce cerveau est légèrement anormal ; on note en particulier un amincissement d'une zone du cortex (cortex pariétal) et des défauts comportementaux dont une propension à faire de graves crises épileptiques. Mais un des aspects les plus intéressants ne concerne pas le système nerveux au sens propre mais l'oreille interne. Ces souris perdent, en effet, le conduit semi-circulaire latéral de l'oreille interne, structure qui apparaît au cours de l'évolution avec la transition des poissons sans mâchoires (agnathes) aux poissons à mâchoires (gnasthostomes).

Les premières expériences de complémentation ont consisté à remplacer Otd chez la mouche par Otx2 ou Otx1 et à constater que « ça marche » : l'un ou l'autre des deux gènes de souris peuvent remplacer Otd chez la mouche. À l'inverse, Otd peut remplacer Otx1 chez la souris pour presque tous les défauts observés, y compris le comportement épileptique, à l'exception notable du défaut d'oreille interne qui n'est pas récupéré. Otd peut remplacer Otx2 mais cette complémentation est partielle et nécessite, pour être complète, l'addition d'éléments régulateurs de la traduction du messager. Chez la souris, le remplacement de Otx1 par Otx2 conserve presque toutes les fonctions de Otx1, mais pas la structure normale de l'oreille interne. Cette observation suggère très fortement que Otd et Otx2 sont les vrais orthologues puis que, plus tardivement, Otx2 s'est dupliqué, cette duplication permettant, au cours de l'évolution, une spécialisation des deux gènes paralogues (homologues au sein de la même espèce) et donc une diversification de fonctions, une des copies évoluant vers Otx1 et conduisant à l'acquisition d'une structure de l'oreille interne et d'une fonction corticale plus tardive. Les duplications géniques donnent, en effet, la possibilité d'acquérir de nouvelles fonctions et de nouveaux organes. E conclusion, y compris pour le cerveau, il existe une extraordinaire conservation entre les gènes de la souris et ceux de la mouche, et ce qui apparaît comme fondamental n'est donc pas tant la séquence codantes de ces gènes que les éléments régulateurs de leur expression, au niveau de la transcription, passage de l'ADN à l'ARN puis de la traduction, passage de l'ARN à la protéine.

Les gènes de développement jouent donc un rôle majeur dans la régionalisation, l'allocation des surfaces pour chaque fonction. On comprend alors pourquoi la régulation de l'expression de ces gènes détermine les tailles des différentes aires du cortex qui sont affectées aux différentes fonctions comme l'audition, l'olfaction, la cognition ou le langage. Les généticiens pratiquent aujourd'hui une sorte d'évolution expérimentale en modifiant le dosage des différents gènes de développement et en déplaçant ainsi les frontières entre les différentes régions. Ils inventent des schémas génétiques permettant d' augmenter ou de diminuer les structures impliquées dans des fonctions particulières. L'évolution naturelle n'a probablement pas privilégié l'invention massive de nouveaux gènes - nous avons autant de gènes d'une souris et à peine deux fois plus qu'une mouche. Elle a probablement agit sur des éléments régulateurs de l'expression de gènes de développement, c'est-à-dire modifiant le lieu, le moment et la durée de leur expression. L'étude des gènes de développement permet donc non seulement de comprendre le développement des organismes mais aussi l'évolution des espèces. Une nouvelle discipline est née, l'évo/devo ou développement/évolution.

Nous avons vu précédemment que d'un Suf de poule sortira toujours une poule grâce au plan porté par les chromosomes, le plan de développement, passant de génération en génération avec les instructions sur comment construire l'animal. Cependant, nous savons bien que tous les individus ne sont pas identiques, qu'il n'existe pas de déterminisme génétique strict dans la construction d'un individu. À la construction de l'imago, déterminée par un certain nombre de gènes de développement, se greffe une deuxième construction, celle de l'individu. Le raffinement de la construction du système nerveux au niveau du cortex et de tous les dérivés de la plaque neurale est lié à l'activité sensorielle du système. Le "vécu" de l'animal contribue à modifier la structure d'un système nerveux qu'il faut cesser de penser comme une machine. Les cellules meurent, repoussent, les fibres croissent, décroissent, les synapses se font, se défont. La forme de l'individu est modifiée par ce que l'individu vit.

Les systèmes sensoriels, ouïe, vue, goût, odorat et toucher, mettent l'individu en contact avec le monde, intérieur ou extérieur. Les afférences sensorielles stimulent le système depuis la périphérie. Ces interactions avec le milieu ont une influence sur le milieu de l'animal mais également sur le développement de ce dernier qui s'adapte au milieu. Prenons, une fois encore un exemple. La vision bilatérale exige l'existence de zones, au niveau du thalamus et du cortex visuel, sur lesquelles convergent les stimulations en provenance des deux rétines. Cette zone binoculaire permet de comparer les informations provenant de points situés à l'intérieur du champ visuel couvert par les deux yeux. Plus les yeux sont en position frontale, comme chez l'Homme ou le chat, plus cette zone binoculaire est importante ; plus les yeux sont en position latérale, comme par exemple chez l'oiseau, plus elle est réduite. Chez la souris, la zone binoculaire du cortex visuel est petite mais peut, néanmoins, être analysée par les techniques anatomiques et par l'électrophysiologie. On enregistre dans cette zone du cortex des neurones qui répondent soit à un seul Sil, soit aux deux yeux. Une période, dite critique, se place chez la souris entre 28 et 35 jours de vie postnatale. Si, pendant cette période, la vision d'un Sil est masquée, les neurones du cortex visuel seront, dans la zone binoculaire, très majoritairement recrutés par l'Sil resté ouvert. Ce recrutement est dû à l'innervation de tous les neurones de cette zone corticale par les fibres nerveuses correspondant à l'Sil actif. Si on rouvre l'Sil masqué après cette période, le défaut est irréversible. Par contre la fermeture de l'Sil avant la période critique conduit à un défaut réversible et sa fermeture après cette période est sans effet. Chez l'Homme, pour qui la période critique se place entre 4 et 5 ans, une inégale balance entre les deux yeux, par exemple dans un cas extrême de strabisme, conduit à l'amblyopie, problème dont la gravité est renforcée dans notre espèce par l'étendue de la zone binoculaire.

Il existe des régions du système nerveux où cette période critique ne se produit jamais, ou bien où une fois la période critique passée une certaine plasticité demeure. Dans le système visuel, la perte de plasticité qui suit la période critique est due à la maturation morphologique et biochimique des interneurones GABAergiques. En effet, si on empêche la fonction inhibitrice de ces neurones, par exemple en diminuant leur capacité de synthèse du neuromédiateur inhibiteur qu'est le GABA, la période critique peut alors être repoussée au-delà de ces quatre semaines. Il pourrait donc être proposé que les périodes critiques, au-delà desquelles un apprentissage est difficile voir impossible (pour certains sons par exemple), diffèrent selon les régions du cortex et qu'elles se mettent en place au moment où les interneurones GABAergiques se figent dans leur maturité. A contrario, on pourra aussi proposer que ce qui distingue les régions à renouvellement GABAergique permanent, comme le bulbe olfactif, l'hippocampe ou le cortex associatif, des régions à non-renouvellement est le maintien d'une plasticité physiologique permettant l'apprentissage, par exemple de nouvelles odeurs, ou la mémorisation de nouvelles données. Un rôle lié à l'oubli n'est pas, non plus, à exclure, certaines structures pouvant servir à l'enregistrement provisoire d'une donnée, laquelle sera, ou non, envoyée à des centres de stockage plus permanents.

La possibilité que des régions importantes dans les phénomènes d'apprentissage ou de mémorisation chez l'adulte soient le lieu d'un remplacement continu des interneurones GABAergiques permet de jeter un jour nouveau sur certaines maladies neurodégénératives. Sur le plan des recherches sur le vieillissement, cela signifierait que nombre des données actuellement explorées en biologie du développement pourraient être analysées avec profit. Dans ce contexte, il faut rappeler que plusieurs gènes du développement restent exprimés pendant toute la durée de la vie. Cette expression continuée, et surtout sa régulation, pourrait constituer une forme de réponse aux stimulations sensorielles externes et internes. En effet, il est logique de penser que la permanence du processus ontogénique de renouvellement des neurones, de modification de forme des prolongements neuronaux et de renouvellement synaptique participe à l'adaptation physiologique du cerveau adulte. On ne saurait non plus exclure que les réseaux génétiques recrutés par les gènes de développement chez l'adulte, en réponse aux stimuli physiologiques, diffèrent sensiblement de ceux qui sont en passe d'être identifiés au cours du développement.

Pour terminer, rappelons que l'évolution du cortex, chez les mammifères, montre une évolution de la surface, mais aussi un changement de l'affectation des surfaces. Les aires du langage sont par exemple beaucoup plus grandes chez Homo sapiens que chez le hérisson. C'est probablement à travers des modifications de régulation de l'expression des gènes de développement que nous sommes arrivés à ces modifications fondamentales qui au fond nous importent car elles nous placent en haut de l'échelle des espèces, et quelle que soit l'affection que nous ayons pour nos amies les bêtes, ce ne sont ni des singes ni des mouches qui sont venus assister à cette conférence sur la construction du système nerveux.

Quelques idées des contraintes de temps vont nous permettre de nous rendre compte de la rapidité, de la fulgurance qui a présidé à la mise en place des structures qui font que nous sommes aujourd'hui Homo sapiens.


Bactéries    3,5 milliards d'années
Protozoaires    1 milliard d'année
Métazoaires (ancêtre commun entre les arthropodes et les vertébrés)    600 millions d'années
Agnathe (poisson sans mâchoire)    500 millions d'années
Gnatostomes    400 millions d'années
Tétrapodes et insectes    360 millions d'années
Première radiation des reptiles    280 millions d'années
Dinosaures    250 millions d'années
Oiseaux    150 millions d'années
Fin des dinosaures    110 millions d'années
Grande radiation des mammifères, primates et hominidés    1,8 millions d'années


L'arrivée d' Homo sapiens, il y a 100,000 ans, correspond à environ trois secondes dans une journée de vingt-quatre heures par rapport à l'histoire de la vie. L'histoire de l'humanité durera-t-elle plus de six secondes? Qui peut le dire? Ce qui reste est que l'apparition d' Homo sapiens est très soudaine. Elle s'est produite probablement à la suite de quelques mutations dans l'expression de gènes de développement très particuliers, mutations qui ont déterminé l'expansion d'aires corticales, cérébrales, qui étaient en puissance chez notre ancêtre mais qui n'étaient pas développées au point où elles le sont chez nous. Les ancêtres de l'homme et la lignée de l'homme voient non seulement une augmentation abrupte de la taille du cerveau, mais surtout de sa surface totale et plus particulièrement de celle qui est affectée aux fonctions cognitives. L'invention de la culture, du langage, de la sociabilité, n'est pas pour rien dans la façon qu'a eu Homo sapiens d'être comme sorti de la nature, en quelque sorte d'être et de ne pas être un animal.


Du même auteur

A. Prochiantz. Les stratégies de l'embryon, PUF, 1987.
A. Prochiantz. La construction du cerveau, Hachette, 1989.
A. Prochiantz. Claude Bernard : la révolution physiologique, PUF.,1990.
A. Prochiantz. La biologie dans le boudoir, Editions Odile Jacob, Paris, 1995.
A. Prochiantz. Les anatomies de la pensée, Editions Odile Jacob, Paris, 1997.
A. Prochiantz. Machine-esprit, Editions Odile Jacob, Paris 2001.
J.-F. Peyret et A. Prochiantz. La Génisse et le Pythagoricien, Editions Odile Jacob, Paris 2002.

 

  VIDEO       CANAL  U         LIEN

 
 
 
 

La transgènese sansl'aide des virus?

 

 

 

 

 

 

 

La transgènese sansl'aide des virus?
mensuel 315
daté décembre 1998 -

Les vecteurs synthétiques ont plusieurs atouts. Leur production est simple et sûre, ils sont stables et peuvent contenir des constructions génétiques de grande taille. Construits de toutes pièces, ces vecteurs s'inscrivent dans une perspective de gène-médicament. Mais si leur efficacité in vitro est satisfaisante, les résultats in vivo sont décevants, sans doute parce que la connaissance des mécanismes impliqués reste insuffisante. Quelques études cliniques ont été lancées pour une utilisation locale.
Les virus possèdent la capacité d'atteindre leur cellule cible, d'y pénétrer et d'y exprimer leur matériel génétique. S'en servir comme système de délivrance de gènes thérapeu- tiques oblige, pour des raisons de sécurité, à les modifier de telle sorte qu'ils deviennent incapables de se multiplier. D'objets vivants dont la finalité est le transfert de gènes à des fins de reproduction, dérivent des éléments tout aussi invasifs, mais stériles : des vecteurs viraux dits défectifs. Or, la biologie de ces derniers s'éloigne parfois considérablement de celle du virus d'origine : ils perdent certaines propriétés, et peuvent même en acquérir de néfastes. C'est donc logiquement qu'a surgi l'idée de créer des vecteurs purement chimiques, dans lesquels les éléments fondamentaux de la stratégie virale sont remplacés par des composants de synthèse. Pour l'industrie pharmaceutique, l'irruption de la synthèse chimique dans le champ de la vectorologie a le double avantage de valoriser son savoir-faire traditionnel, en chimie et dans les systèmes de délivrance de médicaments, et de lui permettre de s'affranchir des lourdes contraintes liées à la fabrication de vecteurs viraux.

Aujourd'hui, les chercheurs disposent d'une multitude de réactifs de transfection, à base de polymères ou de lipides, vendus par des sociétés privées Gibco, Promega, Boehringer-Mannheim.... Plutôt que de développer de nouveaux vecteurs, ils essaient de modifier le plus simplement possible les transporteurs du commerce : les particules renfermant l'ADN doivent s'associer aux cellules cibles, pénétrer dans leur cytoplasme, et enfin délivrer leur contenu dans le noyau cellulaire.
Déroulé, un petit gène, une molécule d'ADN de quelques dizaines de milliers de paires de bases, est d'une longueur comparable à celle d'une cellule. Difficile pour le premier de pénétrer la seconde. D'autre part, l'ADN est une molécule chargée négativement. Les virus compactent fortement l'ADN, grâce à des protéines riches en acides aminés chargés positivement, les histones. Voilà pourquoi la plupart des vecteurs de synthèse sont des lipides, des peptides ou des polymères chargés positivement, dits cationiques. Comme les histones, ils peuvent à la fois condenser l'ADN et donner une charge positive à l'ensemble. Cet excès de charges positives permet aux transporteurs cationiques d'interagir, par l'intermédiaire de liaisons électrostatiques, avec les charges négatives présentées par la membrane cellulaire.

Quelle que soit la nature du vecteur, les interactions de l'ADN avec celui-ci restent imprédictibles. La plupart des équipes mélangent de manière empirique vecteur et acide nucléique : il se forme un complexe qui contient, en général, plusieurs molécules d'ADN. De plus, ces complexes vecteur cationique/ADN ont tendance à s'agréger. Observés au microscope électronique, les complexes ont un diamètre de 50 à 150 nanomètres1. Seule une condensation contrôlée de l'ADN permettrait la formation de particules ne renfermant qu'une seule molécule d'ADN1. Cela réduirait leur diamètre à une vingtaine de nanomètres, facilitant considérablement le franchissement des compartiments vasculaires, ainsi que la pénétration dans les cellules et leur noyau. Notons par ailleurs que le fait que l'ADN soit compacté le protège des enzymes capables de le dégrader, les nucléases.
Comment faire entrer les complexes transfectants* dans les cellules ? Avant de pénétrer dans une cellule, certains virus interagissent avec des protéines sucrées anioniques, c'est-à-dire chargées négativement, qui sont présentes sur la membrane plasmique. De même, lorsque les complexes transfectants ont une charge nette positive, il semble qu'ils utilisent ces molécules de surface pour se fixer sur la cellule2. Ces interactions électrostatiques leur permettent ensuite d'y pénétrer. In vitro , l'étape de pénétration dans la cellule ne pose pas de problème. Les molécules du commerce sont extrêmement efficaces sur les cultures cellulaires : le taux de transfection des cellules approche parfois les 100 %. Cependant, in vivo , leur efficacité chute considérablement pour souvent tomber quasiment à zéro. Ainsi, après injection par voie intra- veineuse des complexes chargés positivement, on constate que le transfert de gènes s'effectue surtout vers les cellules des poumons et du foie. Cette biodis-tribution suggère que les complexes transfectants s'agrègent en particules de grande taille, car ils interagissent sans doute avec des protéines du sang. Ils ne peuvent donc pas quitter de manière efficace le système vasculaire : les particules sont mécaniquement retenues par les filtres naturels que constituent les poumons et le foie et pénè- trent dans les premières cellules qu'elles y rencontrent.
Une fois franchi les premiers filtres physiologiques, on cherchera le plus souvent à éviter la dissémination de l'ADN thérapeutique dans l'ensemble de l'organisme : il faut le conduire vers des cibles spécifiques. Pour cela - tout comme dans le cas des vecteurs viraux - on peut greffer sur le transporteur des ligands*, molécules qui seront reconnues par les récepteurs présents sur le type cellulaire choisi3. Ces ligands peuvent être très variés sucres, peptides, hormones.... Ils ont pour intérêt de substituer une interaction transporteur/cellule très spécifique, à celle non spécifique due aux charges ioniques. Par exemple, des protéines sucrées complexes, les asialoglycoprotéines, permettent une entrée dirigée vers les cellules du foie4.
Les cellules absorbent les éléments du milieu extérieur par endocytose : leur membrane se replie jusqu'à former une vésicule, l'endosome. Les complexes de transfection profitent de ce mécanisme pour pénétrer leurs cibles cellulaires. L'intérieur de l'endosome s'acidifie progressivement, puis fusionne avec une autre sorte de vésicule, appelée lysosome.
Ce dernier contient des enzymes qui dégradent son contenu. Une fois dans l'endosome, les complexes doivent donc absolument s'en échapper avant d'être déversés dans les lysosomes et de subir leur attaque enzymatique. On associe donc aux vecteurs synthé- tiques des molécules, dites fusiogè- nes, qui déstabilisent les membranes de l'endosome, et leur permettent de s'évader. Afin que l'activité fusiogène ne se révèle qu'après l'entrée dans l'endosome, on choisit des molécules dont l'activité ne s'exerce que lorsque le milieu s'acidifie. Les vecteurs lipidiques sont ainsi associés à un lipide particulier surnommé DOPE pour di-oleoyl-phosphatidyl-éthanolamine. Les autres types de vecteurs - peptidiques, polymériques... - peuvent être associés à des peptides fusiogènes. L'un d'entre eux provient du virus de la grippe et permet d'augmenter d'environ cent fois l'efficacité de la transfection5.
On peut aussi utiliser des particules virales, telles que les adénovirus, qui ont élaboré des mécanismes efficaces pour échapper à la dégradation intracellulaire. En utilisant des adénovirus défectifs* associés avec des complexes de transfert, l'efficacité du transfert de gène peut être multipliée par un facteur 1 0006. Mais l'avantage du tout synthétique est alors perdu.
Une fois dans le cytoplasme, encore faut-il que l'ADN atteigne le noyau de la cellule. Introduit dans des cellules en croissance en particulier des cellules en culture, l'ADN pénètre dans le noyau au cours de la division cellulaire, lorsque l'enveloppe nucléaire est disloquée. Mais dans les cellules au repos - état dans lequel se trouve la majorité des cellules de l'organisme - l'enveloppe nucléaire constitue une barrière qui ne laisse passer, par diffusion, que les molécules de diamètre inférieur à 9 nm. Les molécules dont la taille est comprise entre 9 et 25 nm, peuvent pénétrer dans le noyau en empruntant les pores de la membrane nucléaire. Il s'agit alors d'un transport actif qui nécessite la reconnaissance de signaux particuliers appelés signaux de localisation nucléaire ou NLS7. Mais la greffe d'un tel signal sur un vecteur synthétique n'a pas amélioré l'efficacité de la transfection8. De plus, rappelons que la plupart des complexes de transfert mesurent plus de 25 nm. Cette étape du transport nucléaire est aujourd'hui la plus difficile à résoudre. Elle fait d'ailleurs l'objet de nombreux travaux.

Autre problème, si le vecteur devait rester associé à l'ADN jusque dans le noyau, il faut s'assurer que sa présence n'interfère pas avec la transcription du gène introduit. Ainsi, des complexes à base de polymères des polyéthylènimines, par exemple, inhibent peu ou pas la transcription du transgène9. En revanche, les transporteurs cationiques à base de lipides inhibent cette transcription, lorsqu'ils présentent un excès de charges positives.

Au-delà des problèmes de vectorisation de l'ADN dans les cellules cibles, d'autres éléments se révèlent cruciaux, comme le maintien durable du gène thérapeutique dans les cellules - nécessaire si l'on souhaite traiter une maladie génétique - et la régulation de son expression selon les besoins de l'organisme. Pour s'assurer du maintien du gène, une première solution, efficace, est l'intégration du transgène au génome de l'hôte. Dans l'idéal, cette intégration devrait être ciblée, ce qu'on est encore loin de savoir réaliser. En effet, une intégration au hasard dans le chromosome, peut se faire au milieu d'un autre gène, et l'inactiver. Une autre voie de recherche est de maintenir la construction génétique, le plasmide, sous forme dite épisomale : arrivée au noyau mais non intrégrée au génome de l'hôte, elle se répliquera au cours des divisions de la cellule. Pour y parvenir, les chercheurs emploient des systèmes développés par des virus tels que celui d'Epstein-Barr. Enfin, troisième possibilité, l'introduction dans la cellule cible de mini-chromosomes artificiels MAC en anglais, stables et se répliquant aussi de manière autonome10.
Dans ce dernier cas, le gène pourrait être transféré avec tous ses sites de régulation, qui peuvent parfois s'étendre sur plusieurs fois la longueur du gène. Son expression serait alors contrôlée par la cellule de façon naturelle. C'est là un atout potentiel majeur des vecteurs synthétiques : il n'y a quasiment pas de limite à la taille de l'ADN transfecté. Si les vecteurs viraux ne peuvent pas dépasser la trentaine de kilobases, leurs homologues synthétiques peuvent tout à fait transfecter plus de 400 kb in vitro et donc un gène, accompagné de toutes ses séquences de régulation11.
A l'heure actuelle, l'intérêt des systèmes non viraux réside essentiellement dans la simplicité de leur préparation, leur stabilité et leur pureté. Leur nature chimique implique que les chercheurs contrôlent bien la structure des transporteurs, du moins avant qu'ils soient associés à l'ADN. A terme, ils seront peut-être intéressants pour une utilisation locale, par exemple par instillation dans les poumons pour soigner la mucoviscidose. En effet, dans ce cas, on estime qu'il suffit de transfecter 5 % des cellules du poumon pour améliorer l'état des malades. Des essais en phase I sont d'ailleurs en cours. La faible efficacité du transfert et son aspect transitoire sont aussi moins gênants en cancérologie : de nombreuses injections intratumorales ont également été tentées. Cependant, le fossé qui sépare les résultats in vitro et in vivo montre les limites du modèle expérimental de cellules en culture dans le cadre de la thérapie génique.

1 F. Labat-Moleur et al ., Gene Ther ., 3 , 1010, 1996.
2 K.A. Mislick et al ., Proc. Natl. Acad. Sci. USA , 93 , 12349, 1996.
3 J.C. Perales et al ., Eur. J. Biochem. , 226 , 255, 1994.
4G.Y. Wu et al., J. Biol. Chem., 262 , 4429, 1987.
5 C. Plank et al ., J. Biol. Chem. , 269 , 12918, 1994.
6 D.T. Curiel et al ., Proc. Natl. Acad. Sci. USA , 88 , 8850, 1991.
7 C. Dingwall et al ., Trends Biochem. Sci. , 16 , 478, 1991.
8 J.S. Remy et al ., Proc. Natl. Acad. Sci. USA , 92 , 1744, 1995.
9 H. Pollard et al. , J. Biol. Chem. , 273 , 7507, 1998.
10 J.M. Vos, Curr. Opin. Genet. Dev ., 8 , 351, 1998.
11 B.T. Lamb et al ., Nature Genetics , 5 , 312, 1993.

NOTES
*TRANSFECTANT
De transfection, une opération de génie génétique consistant à introduire dans des cellules cultivées in vitro des molécules d'ADN étranger, ici grâce à des transporteurs synthétiques.
*LIGAND
Molécule qui se lie à une protéine jouant le rôle de récepteur. C'est par exemple le cas des hormones et des facteurs de croissance.
*ADÉNOVIRUS DÉFECTIF
Les adénovirus sont des virus à ADN. Ils sont dits défectifs, lorsqu'on leur a enlevé certains gènes responsables de leur infectiosité. Ils sont alors incapables d'effectuer leur cycle complet chez l'hôte.

L'ADN NU, MÉTHODE ALTERNATIVE
Face aux difficultés de la technique de transfection par vecteur synthétique, des méthodes alternatives, regroupées sous l'appellation de techniques physiques, sont en développement. C'est le cas de l'injection d'ADN nu, sans vecteur. L'équipe de Jon Wolff de l'université du Wisconsin a été la première à injecter de l'ADN nu directement dans un muscle, en 1990. Et elle a eu des surprises. Là encore, l'efficacité de la transfection est faible : un taux d'expression de protéine, atteignant tout au plus 1 %, ne permet pas de restaurer une fonction défaillante et de traiter, par exemple, la myopathie de Duchenne. Mais, bien que faible, la quantité de protéine produite a déclenché une réaction immunitaire. Cette technique pourrait donc déboucher de manière imprévue sur un nouveau mode de vaccination. Des essais ont été menés chez la souris contre l'herpès, la grippe, l'hépatite B, la malaria. Des entreprises de biotechnologies se sont d'ores et déjà emparées de cette technologie voir l'article de Catherine Ducruet dans ce numéro.
Deux autres techniques permettent d'introduire de l'ADN dans les cellules. Le canon à gènes, méthode appelée biolistique, projette dans les cellules des microbilles sur lesquelles est fixé de l'ADN. Elle est employée pour modifier les cellules végétales, protégées par une paroi rigide que les microbilles perforent. Certains l'envisagent aussi pour la vaccination. Quant à l'électroporation, elle déstabilise les membranes cellulaires au moyen d'une dé-charge électrique. Elle est très efficace in vitro , mais son application in vivo est difficile.


SAVOIR
J.P. Behr, Médecine/Sciences , 12 , 56, 1996.
J.Y. Legendre et al ., Médecine/Sciences , 12 , 1334, 1996.

 

 DOCUMENT      larecherche        LIEN

 
 
 
 

Premier film moléculaire en ‘slow motion’ et 3D d’une protéine membranaire, la bactériorhodopsine

 

 

 

 

 

 

 

Premier film moléculaire en ‘slow motion’ et 3D d’une protéine membranaire, la bactériorhodopsine

28 décembre 2016    RÉSULTATS SCIENTIFIQUES

Une prouesse technique a permis à un consortium international incluant un chercheur de l’Institut de biologie structurale, de montrer comment la protéine bactériorhodopsine utilise la lumière pour transporter des protons à travers la membrane cellulaire pour créer un différentiel de charge qui peut ensuite être utilisé pour générer l’énergie nécessaire au fonctionnement de la cellule. Cette étude a été publiée le 23 décembre dans la revue Science.

La bactériorhodopsine est une protéine qui absorbe la lumière et transporte des protons à travers les membranes cellulaires, une fonction essentielle des systèmes biologiques. Les chercheurs se sont longtemps interrogés sur le mécanisme que la protéine utilise pour expulser des protons de façon unidirectionnelle, de l’intérieur vers l’extérieur de la cellule. Pour le découvrir, un consortium international de chercheurs a utilisé le laser à électrons libres SACLA localisé au Japon, qui produit un faisceau de rayons X un million de fois plus intense que ceux des sources synchrotron, pourtant déjà très intenses. Les rayons X de SACLA présentent la particularité d’êtres générés pendant un temps extrêmement court, un centième de milliardième de seconde (une dizaine de femtosecondes). Les rayons X sont utilisés pour déterminer la structure de protéines qui traversent le faisceau sous la forme de microcristaux au sein d’un jet de graisse.
Pour cette étude, les chercheurs ont utilisé une technique appelée cristallographie sérielle femtoseconde en temps résolu, avec laquelle ils ont enregistré des dizaines de milliers d’images de la bactériorhodopsine après un intervalle de temps variant entre la nanoseconde et la milliseconde suivant l’excitation de lumière verte. En analysant les données, ils ont pu décrypter le mécanisme qui fait que le protéine expulse des protons hors de la cellule, dans un milieu chargé donc plus positivement. A l’instar d’une pile, c’est ce différentiel de charges qui permet d’alimenter les réactions chimiques qui font vivre la cellule.

Antoine Royant, à l’Institut de Biologie Structurale à Grenoble, a contribué à l’analyse structurale des 13 structures d’états intermédiaires obtenues sur 5 ordres de grandeur d’échelle de temps, et à l’identification du mécanisme d’action de la protéine.
« Cette expérience nous a permis de confirmer les hypothèses proposées au début des années 2000 sur les premières étapes du mécanisme, mais surtout de visualiser en temps réel les différents mouvements d’atome au sein de la bactériorhodopsine et comprendre ainsi comment ils s’enchaînent » explique A. Royant. L’excitation lumineuse entraîne un changement de configuration du rétinal (une forme de la vitamine A), la molécule colorée située au cœur de la protéine. Ce changement force une molécule d’eau structurale à s’en aller, puis un ensemble de réarrangements structuraux de la protéine entraîne l’expulsion d’un proton du côté extracellulaire de la protéine.
« Nous avons enfin compris comment les changements au voisinage du rétinal empêchent le proton de retraverser la protéine. Ce résultat permet d’envisager de comprendre à un très grand niveau de détail le mécanisme de protéines, et donc d’être capables de les utiliser à notre profit » conclut A. Royant.
 

Figure : Microcristaux de bactériorhodopsine obtenus en phase cubique de lipides. Les cristaux sont injectés dans le faisceau du laser à électron libre SACLA, et illuminés par un laser vert déclenchant le photocycle de la protéine. Des clichés de diffraction sont enregistrés entre quelques nanosecondes et quelques millisecondes et permettent d’identifier les changements structuraux au sein de la protéine (formée de sept hélices transmembranaires) qui se déroulent au cours de la photoréaction, permettant à des protons d’être expulsés hors de la cellule de façon unidirectionnelle.

© Eriko Nango, Cecilia Wickstrand, Richard Neutze, Antoine Royant
 
 
 
Contact
Antoine Royant

04 76 88 17 46

 

  DOCUMENT       cnrs        LIEN 

 
 
 
Page : [ 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 ] Précédente - Suivante
 
 
 


Accueil - Initiation musicale - Instruments - Solf�ge - Harmonie - Instruments - Vidéos - Nous contacter - Liens - Mentions légales /confidentialit�

Initiation musicale Toulon

-

Cours de guitare Toulon

-

Initiation à la musique Toulon

-

Cours de musique Toulon

-

initiation piano Toulon

-

initiation saxophone Toulon

-
initiation flute Toulon
-

initiation guitare Toulon

Google